Rouzic, fin de partie



-Salut la plus belle !

C’était Rouzic qui passait sur son tracteur, et Josiane releva la tête et machinalement vérifia la tenue de sa coiffure.

- Toujours flatteur, jeune Rouzic !

N’empêche qu’elle se demanda si elle dirait non. Mais le tracteur ne s’arrêta pas. Rouzic ce matin-là avait affaire sur ses parcs et pas trop le temps pour la bagatelle, mais comme il était toujours en chasse, il ne manquait pas une occasion de poser ses filets.

« Je crois bien qu’elle est mûre » se dit-il. Josianne semblait pourtant égale à elle-même, aussi on ne sait pas trop ce qui lui permettait de se le dire, lui aussi aurait eu du mal à expliquer comment il le savait, mais le fait est que c’était un fin connaisseur que les femmes trouvaient beau, ce qui demeurait mystérieux pour les hommes qui ne lui voyaient rien de remarquable. Il fallait se rendre à l’évidence, Pierre Rouzic était un homme chéri de ces dames.

À part ça, bien qu’il fut sympathique, Rouzic était un sale type. Pas beaucoup de scrupules et ne pensant qu’à lui-même, de plus, plutôt méprisant envers les femmes qui le couvraient de leurs attentions tendres.

Depuis quelques temps, Rouzic, ça ne tournait pas rond pour lui. Rien qu’avec sa femme, il était bien ennuyé car il n’arrivait à rien. Il avait pensé toucher le gros lot quand il s’était marié avec elle, mais finalement Lucette ne lui concédait que le rôle d’étalon. Et ça, il pouvait le tenir avec n’importe laquelle, et ne s’en privait pas. Mais il estimait qu’elle lui devait l’argent. Il avait essayé les saillies tri-journalières, la privation brutale pendant des jours voire des semaines, mais rien n’y faisait, la Lucette se tortillait comme une vipère sous lui, mais à part ça le carnet de chèques demeurait à son nom à elle et la signature n’était pas déléguée.

Il avait cru trouver un filon plus tendre avec une jeune bordelaise, mais avec elle aussi, à part la rime en aise le temps d’un été, il avait fait chou-blanc. Il commençait à l’avoir mauvaise, il obtenait tout des femmes, sauf leur argent, alors que maintenant c’était ce qui l’intéressait le plus. La Sylvie Robineau, par exemple, ne s’était pas faite prier pour lui ouvrir son lit, mais rien de plus. Pareil pour la Lucette. Idem pour la greluche de la Haute bordelaise.

La Josianne Ribert, qui n’était pas de première jeunesse, sûr qu’elle lui tomberait dans les bras, mais quoi d’autre ? Le gros Ribert ne risquerait pas de lâcher les cordons de la bourse du ménage. Non, franchement ce n’est pas le plan du siècle.

Il avait d’ailleurs un autre truc en train, et au retour de la marée, il décida d’aller souffler sur les braises.

Yolande n’avait jamais été vraiment amoureuse, elle s’était contentée de petites aventures pas désagréables, célibataire, elle gagnait correctement sa vie comme comptable dans un commerce de ma­tériaux, et n’était ni belle ni laide, juste une femme normale, ni grosse ni maigre, plutôt bien faite si on regardait bien, mais qui ne s’habillait pas pour se mettre en valeur. Pierre Rouzic, avec ses yeux en rayon laser, l’avait tout de suite dépouillée du regard, un jour que des travaux l’avaient amené chez Brico-Pro, puis en quelques semaines était passé du virtuel au concret. Yolande s’était soudain trouvée belle, et c’était sans doute vrai car ses collègues masculins la regardaient maintenant avec quelques perturbations de leur système hormonal.

Elle ouvrit sa porte et se jeta dans les bras de son amant. « Oh, Pierre ! » soupira-t-elle. Il se fit tendre et l’heure qui suivit fut forte et douce pour la comptable qui n’aura plus qu’à changer les draps.

- Où en es-tu de tes histoires de notaire ? Demanda Pierre d’un air de pas y toucher.

- C’est un peu long, mais je crois que tout va se régler le mois prochain ?

- Que vas-tu faire de tout cet argent ?

- Je ne sais pas trop. Je n’avais jamais pensé à un tel héritage, de plus je n’ai pas de gros besoins, avec la maison de ma mère et mon salaire, j’ai toujours eu assez.

- Ton père qui était parti en Nouvelle-Zélande, tu ne savais pas qu’il était devenu riche ?

- Non, il n’a jamais donné d’autre signe de vie qu’une carte postale pour mon anniversaire, mais il ne l’a jamais oublié durant toutes ses années. C’est bizarre quand même, quand on y pense. Les hommes sont étranges, tu ne trouves pas ?

- Pas tous les hommes, mon cœur, moi je n’ai rien d’étrange, à part que j’en pince pour tes jolis seins.

Et il se mit à les embrasser.

- Toi, tu dis ça à toutes les femmes, la tienne en premier j’imagine.

- Comment peux-tu dire ça, moi qui me désespère de ne pas être avec toi tout le temps.

« Cause toujours, mon bonhomme » se dit Yolande, tout en profitant des lèvres du Pierre qui passaient des seins à un étage nettement plus médian.

Tout sale type qu’il était, Rouzic savait bien y faire et donnait du plaisir à ses conquêtes, mais il avait une époque de retard. Les femmes avaient pris l’habitude d’être indépendantes, femmes seules ne se cachaient pas d’avoir des amants, et même les moins féministes considéraient comme naturel de se retrouver éventuellement supérieures hiérarchique de leurs anciens collègues. Yolande, pas plus amoureuse que ça, profitait du Rouzic largement autant que lui pensait profiter d’elle. Plusieurs semaines après leurs première rencontre, la rumeur de son prochain héritage avait vite couru, malgré la discrétion dont elle avait fait montre, et elle avait vu venir le beau Pierre avec un certain amu­sement. Mais elle n’avait pas trouvé qu’elle dût se priver de ses qualités qui s’étaient avérées au ni­veau de la réputation et tandis qu’elle le laissait rêver à un El Dorado venu de Nouvelle Zélande, elle l’accueillait volontiers pour quelques étreintes qui, ma foi, lui donnaient un joli teint.

Tandis que Yolande savourait l’après en remettant un peu d’ordre dans les draps dont elle se recouvrait, Rouzic ramena sur le tapis les histoires d’héritage.

- Combien tu crois qu’il va te revenir ?

Amusée, Yolande le fit rêver.

- Tant que ça ! s’écria le Rouzic.

- C’est l’hypothèse basse, le notaire a été prudent car il y a un échange international, et tous les paramètres ne sont pas totalement cernés.

Le Rouzic en eut le souffle coupé, et décida qu’il fallait que cette fois il réussisse son coup. Les économies de Lucette, à côté, c’était de la roupie de sansonnet. Yolande, elle, savait qu’elle avait très largement exagéré ; comme elle était comptable, elle savait lire les tableaux de chiffres, et la valeur des actions en bourse de feu son père, mais elle tenait le Rouzic par le bout du nez et avait bien l’intention de s’en servir encore quelques temps de ce vilain nez dans la tabatière.

*

L’été avait déjà tiré sa révérence et on allait prendre ses quartiers d’hiver. Pierre tout à ses nouveaux espoirs de gros lot, s’efforçait quand même de tenir deux fers au feu, et ne comptait pas lâcher la Lucette tant qu’il n’aurait pas gagné l’héritage de la Yolande. Lucette l’inquiétait un peu ces temps-ci, elle ne semblait plus trop se préoccuper qu’il lui fasse l’amour ou pas. Il avait bien eu des doutes quant au jeune commis charcutier, aussi il était allé discuter avec le jeune homme et au vu de ce benêt qui sentait encore le lait maternel et souffrait d’un reste d’acné juvénile, il s’était senti rassuré et avait rigolé de s’être cru concurrencé. Néanmoins, méfiant après l’expérience de la jeune bordelaise qui l’avait fait marcher, il faisait dorénavant attention à régaler Lucette de temps en temps pour maintenir le lien, et sans se vanter, il devait bien reconnaître qu’il savait toujours y faire.

Un de ces bons matins là, justement, il s’était surpassé, un point à l’endroit, un point à l’envers, il avait laissé sa femme toute pantelante tandis qu’il partait à la marée. Au vrai, il ne la fit pas sérieusement, car il avait du s’arrêter pour piquer un petit roupillon sur sa barge. Comme c’était fichu, il était retourné à terre et en avait profité pour aller butiner la femme du premier adjoint au maire de Saint André, juste histoire de se prouver qu’il avait de la ressource. Mais ce fut la première alerte. Il y arriva, certes, mais pas avec le panache auquel il avait habitué son monde.

Ce même jour, Yolande l’appela pour lui dire qu’elle avait pris une demi-journée de congé car le notaire avait besoin de la voir pour de « bonnes nouvelles ». Pierre n’y résista pas et sonna à la porte de la comptable en matériaux, car « il passait par là ».

- Tu tombe bien ! -lui dit-elle – j’ai des choses à te raconter.

Elle le fit entrer et lui expliqua que ça serait plus long que prévu pour toucher l’héritage, mais que finalement, une fois déduits tous les impôts dus aux deux pays, la somme serait plus rondelette encore que ce qu’elle avait cru.

- Longtemps encore ?

- Rien que quelques mois mon chéri.

Et elle entreprit de profiter de la fin de l’après-midi de belle manière. Mais là ! La panne !

Jamais le Rouzic n’avait eu de problème avec l’instrument, alors, pas maintenant !

- Ça ne fait rien, mon pauvre, c’est juste une petite chose molle.

Yolande savait être cruelle.

Néanmoins, avec un peu de persévérance, la chose reprit un peu de tonus et Pierre s’acquitta de l’exercice, mais si ce ne fut pas Waterloo, ce ne fut pas Arcole, et Yolande ne fit pas semblant d’avoir entendu chanter les abeilles.

Le beau Rouzic devint très inquiet, et chercha à éviter une nouvelle catastrophe. Il envisagea le Viagra, mais son médecin lui rit au nez.

- C’est pour ceux qui ne peuvent plus, pas pour les Don Juan impénitents.

Il chercha un peu d’aide dans les entourages des joueurs de rugby de la grande équipe pro de la ville sur le continent dont il était chaud supporter. Quand on cherche, on trouve les personnages qu’il faut. Comme on avait beaucoup mieux que le Silnédafil, on lui fournit des petites pilules de « vitamines », moyennant l’investissement de quelques sous qui reviendront avec l’héritage. Et il ne fut pas volé. Il retrouva une forme exceptionnelle lui permettant d’honorer tout le monde et sa mère. Lucette en profita un peu, madame épouse de premier adjoint aussi, quelques autres encore, mais surtout Yolande qu’il couvrait de bienfaits bien faits, car le jeu en valait vraiment la chandelle.

- Tu viendrais en voyage avec moi en Nouvelle-Zélande, car il paraît que j’y ai une maison ?

Le Pierre s’y voyait bien. Il avait regardé une carte sur le Web, et quelques documentaires sur la faune locale. Pour ne pas risquer une nouvelle panne de secteur, il prenait régulièrement ses « vitamines », juste la dose maximum prescrite par son fournisseur.

-Pas plus, et pas trop souvent.

Pas plus, d’accord, pas trop souvent c’était fluctuant, d’ailleurs qu’est-ce que ça veut dire « pas trop souvent » ? Pierre était en pleine forme, il faisait face avec entrain à ses occupations professionnelles, ainsi qu’à ses devoirs conjugaux et périphériques.



Quand le jeune rugbyman mourut sur la pelouse du stade, on ne fit aucun rapprochement avec le décès de Pierre Rouzic, dans la force de l’age, quelques temps plus tôt, dans l’exercice de son art (« La lanterne de l’Ile » ne publia pas tous les détails).

Le prêtre, en en appelant discrètement à Bossuet, avait parlé de celui qui vivant par le fer, mourut par le fer. Bref, c’était une métaphore, qu’il s’était empressé d’aller filer avec la veuve, si c’est bien comme ça qu’on dit.

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