Daniel Macouin
MATH A MORT
**** Roman policier
Révisé mai
2024
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Daniel MACOUIN
J’attendais depuis deux jours dans cette ville de Nancy où
je m’apprêtais en tout bien tout honneur, au nom de la morale et
de la justice, à commettre un meurtre, ce qui est parler bien
crûment, mais il s’agissait de mettre à exécution un élégant
projet fortement mûri dans le sein de mon encéphale, et il n’est
pas question ici d’avoir peur des mots.
Ne voulant pas
effaroucher ni faire pleurer indûment dans les chaumières, je me
dois de préciser que l’individu que je devais envoyer se faire
voir ailleurs, définitivement, représentait la lie de la société ;
c’était un de ces ignobles cancrelats, un peu honorable
représentant de la sinistre clique des proxénètes, que je voue non
seulement aux gémonies, mais que plus efficacement j’envoie chez
Charron.
En effet, j’avais repéré pour faire œuvre de
salubrité publique un gros porc d’auvergnat (je n’appris en
réalité que plus tard le détail anodin de sa naissance à
Clermont-Ferrand), plein de bagues à ses doigts boudinés, infecte
crapule qui avait déjà bénéficié de quelques années de prison,
mais qui tenait de nouveau le haut du pavé, au vu et au su de tout
un chacun, et qui sur le pavé justement, avait mis quelques filles
dont il exploitait les abattis en pur esclavagiste.
Une
enquête rapide m’avait, l’avant-veille, mis sur le chemin de ce
commerçant de chair humaine, et j’avais jeté mon dévolu sur lui,
non qu’il fût le seul dans cette ville à profiter du « pain
de fesse » (ah ! que je déteste cette expression), mais
il m’en fallait un, et il ferait bien l’affaire.
Embusqué depuis une demi-heure derrière un journal que je ne lisais pas – ça parlait de football et je m’en contrefiche – je surveillais les allées et venues d’un hôtel de passe où je savais, pour l’avoir constaté la veille, que l’auvergnat (j’écris “auvergnat” ici a posteriori) pratiquait des « relevés de compteur », comme on dit paraît-il dans ce milieu-là, et cette expression aussi me déplait. La rue s’avérait peu passante et je craignais de devoir m’éloigner afin qu’on ne me repérât pas, mais alors que je me décidais à rompre de quelques pas dans l’espérance du moment propice à une attaque décisive, je vis le souteneur qui s’approchait d’un pas lourd d’obèse, avec l’absence d’agilité qu’on est en droit de soupçonner chez un homme de sa corpulence.
Malheureusement, et fort heureusement pour lui, il n’était point seul. Je ne pus l’occire dans l’instant, mais l’expérience m’ayant appris la patience, je ne me formalisai pas de ce contretemps, sachant partie seulement remise. Son acolyte me parut gringalet, chassieux, doté d’une moustache comme un pinceau pisseux, d’une veste de velours avachie, le cheveu rare et gras, la gueule de raie, la raie pas nette et le cul bas. Bref l’Apollon du Belvédère ne craignait pas la concurrence. Ils disparurent tous les deux dans la bouche nauséabonde de l’hôtel de passe, comme deux crachats dans un égout. Je ne revis jamais le maigrelet. En revanche, le gros fit ma connaissance. Ce dont il se serait bien passé, car ce fut lui qui y passa.
Je ne suis pas un tueur professionnel, certes point non plus un amateur agissant pour le plaisir, mais il faut me reconnaître une qualité, je suis sérieux dans ce que j’entreprends, et je connais les vertus d’une bonne préparation. C’est ainsi que j’avais confectionné une arme dont l’efficacité était inversement proportionnelle à sa simplicité qui elle, était grande. J’avais lu dans ma jeunesse quelques romans d’espionnage, et je m’étais fort à propos souvenu d’un passage où un ancien de la guerre d’Espagne, enrôlé dans la CIA, pratiquait le décollement de la tête, par un serrage habile de corde à piano. Je m’étais concocté un engin d’un acabit semblable à mon souvenir, une corde à piano terminée à chaque extrémité d’une poignée, et je m’étais entraîné dans le sous-sol de mon pavillon sur diverses matières sensées représenter un cou humain. Hélas, soit que mes forces s’avérassent par trop déficientes (l’âge peut être) soit que l’engin décrit dans le roman relevât d’une fantasmagorie de l’auteur, soit encore une autre raison qu’il importe peu de rechercher, toujours est-il que j’avais dû me rendre à l’évidence que jamais je ne pourrais décolleter quelqu’un de cette manière. Aussi m’étais-je rabattu sur une strangulation simple qui, si elle n’offrait pas le spectaculaire de la version d’origine, était nettement plus dans mes cordes.
Aussi, abandonnant le piano, j’attachai une poignée du genre de celle des alarmes qu’il ne faut pas tirer dans les trains sous peine d’amende, à une fine tresse de polypropylène dont l’extrémité libre formait une boucle fermement épissée, permettant la confection instantanée d’un nœud coulant.
Bel engin sous un aspect anodin.
Après quelques essais dont ma fierté ne serait pas sortie intacte si je n’avais fait montre d’une discrétion exemplaire, je dois reconnaître que j’étais parvenu à une certaine dextérité avec cette corde monopoignable, et je ne doutais pas que je saurais à l’aide de cet instrument ad hoc, couper le sifflet à ce poisson porcin.
C’est ainsi équipé que j’attendais dans une encoignure, ayant remisé mon journal dans ma poche, muni de gants afin d’éviter toute empreinte malencontreuse, prêt à assurer à un proxénète Nancéien un aller simple pour l’enfer.
Il sortit.
Seul.
Jetant un regard de principe aux alentours.
Il ne me vit pas, caché comme je l’étais dans l’ombre propice d’une porte accueillante.
Moi, par contre, le guettant, il n’échappa pas à mon regard, pas plus qu’il n’échappa au nœud coulant que je lui offris en guise de cravate, quand il passa à ma portée. Alors, me laissant tomber en arrière dans un mouvement souple auquel j’avais rompu mon corps par un entraînement méritoire, je l’étouffais proprement de ma petite tresse faite d’un joli brin de polypropylène blanc.
J’avais vaguement envisagé de parfaire mon œuvre par une suspension à la grille du château des rois de Pologne, pour faire en quelque sorte une pendaison symbolique propre à rehausser le prestige de mon action sociale, mais le corps du délit me paraissant beaucoup trop lourd à manier, je fis l’impasse sur cette coquetterie.
Je laissai donc choir le cadavre à mes pieds, comme une grosse limace molle, la langue sortie comme dans Guérira et les yeux de goret agrandis et jaillissant quasiment de leurs orbites.
C’était le 13 juin.
***
Parce que je me pris les pieds dans le tapis et que, par la même occasion, je renversai mon verre de cognac sur les pages d’un livre que j’avais malencontreusement abandonné sur le sol, ce 6 juin là, je décidai de tuer un homme.
Non pas que le 6 juin ait été pour moi une date particulière, qui pourrait justifier qu’une idée aussi contraire à la morale s’imposa à mon esprit. Le 12 mai, jour anniversaire de la mort de ma fille, eut été plus propice à une décision de cette nature.
Mais on était un 6 juin, et il n’y a pas de raisons de le cacher, quand l’idée d’assassiner un proxénète s’est imposée à moi de manière si impérative, que je décidai d’étudier très calmement les données du problème, afin de mettre au mieux à exécution le projet et le souteneur.
Mais, si le 6 juin je décidai de supprimer un homme, ce fut en octobre que je devins un tueur en série. Bien que cette activité ne fut compensée par aucune rémunération, j’y mis le soin, le souci et le sérieux que méritent les choses importantes. Sans me flatter outre mesure, l’âge m’ayant désappris la vanité, il n’est pas exagéré de prétendre que j’ai fourni depuis un travail de qualité toute professionnelle dans cet artisanat.
La probabilité que je devienne un assassin, et plus encore un tueur, était si faible que je m’émerveille encore que je le sois devenu, que ma vie ait changé de cours si brusquement de mon propre fait, et que de professeur de mathématique à la retraite, j’aie tout soudainement mué et me sois glissé si facilement dans la peau redoutable d’un spécialiste du meurtre. Cette activité m’a depuis lors apporté tant de satisfactions en donnant à ma vie une agréable variété mêlée à une intensité non négligeable, que je ne saurais, malgré quelques inconvénients (mais quel métier n’en a pas ?), me plaindre exagérément des difficultés de l’assassinat.
Après des études de mathématiques honorables, j’étais devenu professeur de lycée, parce que l’époque n’était pas encore friande de ces connaissances. L’informatique, à l’époque, balbutiait, et l’industrie n’éprouvait pas encore le besoin de s’attacher les services des purs matheux. Malgré un article sur les suites de nombres, notamment sur la nature bipolaire et alternante de l’inverse de la suite de Fibonacci, je ne m’étais pas fait un nom dans le cercle étroit des grands mathématiciens avant que mes capacités d’imagination ne déclinassent vers la trentaine, et comme le professorat ne m’avait pas déplu, je m’étais agréablement installé dans une vie de province.
Après quelques tribulations j’obtins une affectation à La Rochelle, qui n’était pas encore la ville recherchée qu’elle est devenue, et j’y menai jusqu’à ma retraite une existence paisible entre le lycée, les promenades en bateau, le sport raisonnable, les voyages de vacances, et une vie de famille confortable.
L’adolescence de ma fille avait été un peu difficile, mais ce fut plus tard, elle habitait Paris, à la suite d’un chagrin d’amour, qu’elle s’était adonnée à la drogue, puis à la prostitution pour payer la drogue. Quand elle appela à l’aide, c’était trop tard. Deux mois après que nous l’eûmes, ma femme et moi, discrètement récupérée en piteux état et réinstallée avec nous pour la soustraire au milieu, elle se suicidait.
Elle avait vingt-cinq ans, j’en avais trente de plus.
Je cicatrisai comme je pus. Mais je ne pus pas vraiment.
Tout au long de ces années, une terrible envie de vengeance me prenait par moments puis, la routine aidant, et mon épouse soignant mes blessures comme je m’efforçais de soigner les siennes, recherchant un bonheur que nous avions fini par trouver, je remisais au fond de moi les bouffées homicides qui émergeaient de temps à autre, craignant d’entraîner ma compagne dans une aventure désastreuse. Six ans plus tard, ma femme, après une longue période de soin, succombait à un cancer.
J’étais seul, retraité depuis deux ans, propriétaire d’une maison dans la banlieue de La Rochelle, veuf depuis un an, sain d’esprit et le corps un peu empâté, et je regardais à la télévision un film quelconque, avec des policiers, des gyrophares, des truands plus ou moins sympathiques, puis une prostituée qu’un souteneur giflait et renvoyait sur le trottoir…
Me levant de mon fauteuil pour attraper la boite de télécommande, je me pris les pieds dans le tapis qui n’aurait pas dû être légèrement retourné, j’en renversai et mon verre et ma vie.
Je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même de cette malencontreuse maladresse, et c’est ce que j’eus fait sans doute s’il ne s’était agi que d’un verre. Mais un cognac ! et du bon ! et sur un livre !
La colère me prit à ce moment-là, et au lieu de me reprocher mon trébuchement, je reportai la faute sur autrui, et en l’espèce sur les souteneurs que le film me montrait avec complaisance.
Bien sûr, ce ne fut pas très fair-play de ma part, mais la vérité n’est pas toujours flatteuse, et je ne dépare pas vraiment du genre humain en imputant aux autres la responsabilité des fautes que je commets. J’oubliai le film et me laissai porter par le souvenir de ma fille morte. Le ressentiment se transforma en calme volonté, et j’admis l’idée de tuer enfin son proxénète bien que depuis sept ans, beaucoup d’eau ait coulé sous le pont Mirabeau.
Je n’avais jamais été sanguinaire, jamais je n’avais chassé, j’approuvais l’abolition de la peine de mort, mais là, comme on a l’illumination d’une solution à un problème mathématique difficile, il m’apparut comme une évidence que je me devais d’éliminer cet individu. Je savais naturellement que c’était interdit par la loi, mais le sens du devoir s’avère souvent le plus fort chez l’homme.
J’avais toujours considéré les proxénètes comme des esclavagistes, et d’aussi loin que je me souvienne, des bouffées de colère m’envahissaient à leur endroit. Le désir individuel de vengeance, que j’avais réussi à recouvrir de quelques cendres, rougeoyait de nouveau, se mêlait au ressentiment de l’honnête homme devant les dénis du droit et les exactions impunies, transformant la torpeur en calme détermination.
Quand le devoir commande, l’homme de bien se doit de passer à l’acte. Mais c’était plus dur à faire qu’à dire, voilà le fond de l’affaire ! Comme il ne fallait pas me laisser abattre par l’adversité, même bénigne, je me resservis un verre de cognac, et allumai un cigare pour réfléchir.
Je ne connaissais pas grand-chose à ce milieu, je portais quelques kilogrammes de graisse en trop sur le corps, je n’avais qu’un goût très modéré pour le risque physique, et je ne tenais pas du tout à me faire prendre.
Aussi me fallait-il commettre un crime parfait, ce qui supposait une complète maîtrise des opérations à effectuer, une connaissance approfondie des conditions d’application, une analyse solide des données, un raisonnement rigoureux, et un peu de chance pour pallier les désagréments qu’un aléa pouvait occasionner.
Il importait de faire un bilan.
Rien ne me retenait. Quelques neveux perdus de vue constituaient ma famille. J’étais seul.
A soixante-deux ans, si j’étais en bonne santé, il eut été présomptueux de parler de forme olympique. J’avais abandonné le sport depuis quinze ans, et mis à part quelques travaux de jardinage, quelques promenades dominicales, une petite quinzaine de marche en montagne durant l’été, je ne pouvais mettre à mon crédit qu’une pratique irrégulière de la baignade, à condition qu’elle n’impliquât pas d’efforts natatoires violents, la planche ayant ma préférence sur le crawl et la brasse papillon.
Je suis de taille moyenne pour mon âge, mais je parais maintenant petit eu égard à l’augmentation remarquable de la moyenne des jeunes générations. Pour compenser, j’avais dû agrandir de plusieurs crans la longueur de mes ceintures, mais rien de rédhibitoire pour les canons de l’esthétique. Les miroirs me renvoyaient l’image d’un retraité coquet de sa personne, qu’un souci de bien-être habillait à la mode du bord de mer, dans des vêtements qui alliaient un confort dans le mouvement à une gaieté de la couleur.
En revanche, si j’avais conservé ma barbe poivre et sel, avec beaucoup de sel, mes cheveux depuis longtemps n’avaient su résister à un désir de divorce d’avec mon crâne. Tout le dessus ressemblait à du cuir, mais plus du tout chevelu. J’avais longtemps triché en laissant pousser les cheveux qui formaient une couronne, trouvant autrefois qu’ils m’auréolaient poétiquement. Mais l’âge venu, la glace reflétait surtout une tête de sexagénaire.
Ayant pratiqué l’escrime pendant de nombreuses années, mon cœur en avait gardé l’habitude des changements de rythmes et ne donnait aucun signe de fatigue. Mes mains avaient appris le maniement des armes blanches, et j’inscrivais ça à mon crédit. Il devrait m’être assez facile de m’initier à l’art du couteau, et je me disais que ces connaissances pouvaient se révéler précieuses, d’autant qu’elles pourraient surprendre de la part d’un petit bonhomme rondouillard déjà plus tout jeune.
Sans être Einstein, je n’étais pas idiot, et si je ne possédais plus l’imagination propre à la jeunesse, j’avais gagné en capacités de raisonnement logique.
Je portai ça à mon actif, car le bilan étant pour moi, je n’avais pas à faire de modestie de convenance.
Mes finances n’offraient pas de mystère : une retraite régulièrement versée, pas de charge de loyer, un peu d’argent en banque depuis le petit héritage de mes parents, pas de dettes et des goûts peu dispendieux.
Je pratiquais une politesse enjouée vis-à-vis des voisins, mais nos rapports demeuraient suffisamment superficiels pour qu’ils ne m’importunassent pas.
J’en concluais que le meurtre était dans mes capacités, pour peu que j’utilisasse de la méthode, et redonnasse un peu de souplesse à mes articulations rouillées.
Le sept ou le huit juin, je n’ai pas tenu de journal pour être plus précis, je commençai un programme de remise en forme.
Muni d’un sac de sport discret que je posai dans le coffre de ma Renault moyenne en bon état de fonctionnement, je sortis de chez moi en début d’après midi, et j’allai m’inscrire à un club de gymnastique pour cadres fatigués. À cette heure, des femmes de cadres surtout peuplaient l’endroit, parfaisant leur ligne comme elles soignaient leurs ongles. C’était plutôt agréable, ma foi ! toutes ces femmes en justaucorps lumineux se trémoussant à qui mieux mieux.
Un moniteur musculeux et compétent m’initia au maniement des appareils de torture, m’expliquant les rudiments de l’effort et me noya dans ces explications sur le cycle du carbone, l’élimination des toxines – bref ! il avait appris ses cours de biologie – et je m’attelai à la tâche avec l’ardeur du néophyte.
Après deux heures éreintantes, je profitai de la marée haute pour nager un peu dans la mer, encore un peu froide à cette saison, puis je rentrai chez moi.
Le lendemain je fis encore deux heures d’autopunition avec les assouplisseurs, les haltères, les espaliers. Mes dorsaux, aux dires du moniteur gisaient dans un état catastrophique, et mes abdominaux jouaient relâche. Il me conseilla quelques exercices ad hoc que je pratiquai consciencieusement quoiqu’il m’en coûtât. Après mon bain, décalé d’une heure du fait de la marée, je rentrai chez moi reposer mes os. Le lendemain, j’étais si moulu, si courbatu, que je dus avaler deux cachets d’aspirine et m’accorder de surcroît un jour de repos.
Éclairé par l’expérience, je repris mon entraînement avec plus de sagesse, m’astreignant cependant à une heure de course à pied le matin, et à une heure et demie de salle de gymnastique l’après-midi. Quand l’état de la mer le permettait, je m’accordais le plaisir d’un bain de détente.
Vers la mi-juillet, j’avais retrouvé un semblant de tonus. Tout à la fois je m’étonnais du plaisir retrouvé de l’exercice physique, de la rapidité des progrès, de la capacité d’un corps de sexagénaire à retrouver de la souplesse, et me désolais des raideurs qui subsistaient dans la colonne vertébrale et du chemin à parcourir si tant était qu’il puisse encore l’être.
J’avais noué entre temps une relation avec une de mes compagnes de gymnastique dont l’entrainement raisonné et l’entretien régulier dans les salons d’esthétique avaient maintenu, la cinquantaine avouée tirant vers sa fin, dans un état de fraîcheur plus qu’honorable.
Après quelques ébats, j’avais laissé courir. Sa conversation m’ennuyait en fin de compte, et je ne tenais pas à me créer des liens trop serrés, mes projets nécessitant une liberté de manœuvre que je tenais à conserver. Je laissai donc Christine – c’est son prénom – à ses séances de gymnastique et de manucure, arguant d’un voyage.
Je ne mentais pas réellement, puisque je partais en chasse après le souteneur de ma fille.
***
Je m’étais très facilement accoutumé à l’idée de tuer quelqu’un. La chose relevait d’ailleurs plus de la théorie que de la réalité pratique, comme pour ces chasseurs qui étudient les mœurs des gibiers dans les livres.
Hélas ! je ne disposais, moi, pour toute information, que du nom de l’individu dont je désirais abréger les jours, et du souvenir de son allure qui datait de sept ans. Je l’avais observé, ayant dû alors guetter ses allées et venues pour soustraire ma fille à son emprise, et la ramener chez nous.
Cependant j’avais confiance dans mes capacités, car les enseignants s’entrainent durant leur carrière à mémoriser les visages de leurs élèves, et je réussissais assez bien dans cet exercice.
Il me semblait que je le reconnaitrais sans peine au premier coup d’œil. Mais pour rechercher quelqu’un, comment s’y prendre ? Il faut des moyens, des services, ou alors enquêter auprès des organismes de sécurité sociale, des impôts, poser des questions, avoir une mission officielle, ou encore s’adresser à des officines spécialisées. Toutes méthodes qui m’étaient déconseillées par la prudence la plus élémentaire.
Je ne pouvais quand même pas faire le tour de tous les bars de Paris et demander après lui. Cette manière d’agir est envisageable pour un kamikase. On fait savoir qu’on veut tuer Untel. Le bruit arrive aux oreilles de Untel, il se manifeste :
— « Il parait que vous me chercher pour me faire la peau ? ».
Effectivement répond-on en le descendant d’un coup de pétard et… on se fait arrêter par la police qui attendait la fin du match pour présenter le vainqueur aux assises.
Très peu pour moi ! Je ne tenais ni à me retrouver derrière les barreaux, ni à la morgue dans l’hypothèse où Untel se montrerait légèrement plus efficace que moi dans ce sport si délicat du « Je-te-tue-avant-que-tu-me-tues ».
J’en déduis scientifiquement que cette méthode ne s’adaptait pas sans modifications sérieuses à mon cas particulier. Encore fallait-il que j’en imaginasse une autre.
Comme on le conçoit fort bien, je n’étais pas habitué à fréquenter la pègre, ni prêt à lutter à armes égales avec un voyou. L’essentiel de mes connaissances sur le milieu provenaient de la littérature policière dont j’étais friand par périodes. Mais dans le stock de héros à ma disposition, il ne se présentait point spontanément de modèle que je pourrais suivre. Les méthodes de Philip Marlowe pour ne citer qu’un exemple, s’avéraient trop brutales et je n’aime pas le whisky. Une chose paraissait certaine, il me fallait faire fonctionner mes petites cellules grises.
Force m’était de me mettre subtilement à la recherche du gibier de telle manière que les risques fussent pour lui, et qu’un nombre infime en fût pour moi. L’inégalité ne parait-elle pas naturelle quand on possède la meilleure part ?
Je pris le train à La Rochelle, et le trajet fut occupé par la réflexion. Ne sachant pas par où commencer, j’envisageai le problème par la fin. Une foi le décès prématuré passé dans sa phase définitive (ce point sera résolu plus tard), comment ne pas tomber dans les menottes de la police ?
J’avais, et j’ai toujours, beaucoup de respect pour l’efficacité de la police, dont l’équipement scientifique est de première qualité, et les spécialistes tout à fait capables de rendre éloquent un grain de poussière, une parcelle de peau, une infime trace de poudre. Aussi me creusai-je la tête pour trouver une solution :
Question : « Par qui la police est-elle tenue en échec dans les affaires de meurtre ?
Réponse : « par les truands professionnels organisés »
Les affaires relatées par la presse font régulièrement état de crimes impunis, et d’assassins arrêtés. Les premiers sont des règlements de compte, les autres des affaires de famille. Les premiers sont le fait de professionnels, les seconds d’amateurs.
L’assassinat ressemble en cela à la peinture, que le marché est encombré d’un nombre important de néophytes, parfois de talent, mais qui se contentent de quelques réalisations, parfois même d’une seule. C’était ma seule ambition.
Si une peinture ne tire pas trop à conséquence, un meurtre peut valoir à son auteur – pour la victime c’est déjà fait – quelques désagréments, dont le moindre n’est pas l’emprisonnement et la promiscuité déplaisante qui en résulte. Je ne comptais pas en arriver à de telles extrémités, aussi envisageais-je en priorité les conditions de mon impunité.
Le cours de mes réflexions fut interrompu par l’entrée du train en gare de Niort et le brouhaha qui l’accompagnait. Des gens sont sortis, d’autres sont montés dans le wagon.
—" Cette place est-elle libre ? »
Je levai les yeux vers une femme d’une trentaine d’années qui allait probablement manifester une volonté de s’installer à mon côté.
Enfin ! Comme elle s’adressait à moi, ne trouvant pas dans l’instant de moyen propres à l’en empêcher, je fis contre mauvaise fortune bon cœur :
—" Oui », répondis-je en souriant.
Bien que laconique, ma réponse eut l’air de s’adapter à sa question, et la dame s’assit derechef à côté de moi. Son parfum n’était pas trop désagréable, mais je ne suis pas connaisseur.
La peste soit des wagons et des importuns ! J’éprouvais quelques difficultés à retrouver le fil de mes pensées qui patinaient un peu. Je fis plusieurs démarrages, mais ma cervelle calait rapidement, et je ressassais les mêmes idées sans avancer. Je laissai flotter.
Le train, lui, avançait et son léger balancement accompagnait la vague songerie qui m’occupait. Je regardais de temps en temps les genoux de ma voisine (le champ de vision n’est pas bien grand dans un train) et je jetais des coups d’œil distraits sur le paysage familier du Poitou que nous traversions.
La voisine me cacha ses genoux par un journal. Mon regard enregistra un titre et je fixai soudain mon attention.
L’ASSASSIN ÉTAIT UN FAMILIER DE LA VICTIME
Le titre n’était pas très original, et la situation parfaitement courante, mais une vérité de base s’étalait devant moi, que je traduisis en un équivalent logique : il ne faut pas connaitre sa victime, si on ne veut pas être pris.
Dès qu’on laisse à la police un indice quelconque qui permet aux routines d’enquête de se dérouler, elle fait montre de la redoutable efficacité de ses méthodes : on est fait comme un rat. Je ne tenais pas à en faire les frais.
L’esprit brutalement plus réveillé, je me répétai cette vérité première : il ne doit y avoir aucun lien entre la victime et son assassin. C’est ainsi que les professionnels s’en tirent : ils ne connaissent pas leur victime. Ils n’ont aucunes raisons personnelles de lui en vouloir. Le meurtre se fait payer, mais il fonctionne comme un acte gratuit.
Malheureusement, j’avais un mobile et le lien pourrait être établi entre moi et celui que je projetais d’occire.
Nous arrivâmes à Poitiers que je n’avais toujours pas trouvé la solution à ce problème. Les genoux de ma voisine, malgré leurs douces rondeurs, ne m’étaient d’aucune utilité, pas plus que son journal, où tout était dans le titre.
— « Poitiers ! Deux minutes d’arrêt ! »
Ça descendait, ça montait de nouveau. Le train s’ébranla. Ma voisine lisait son journal, je me levai.
— « Excusez-moi » fis-je.
Elle pivota légèrement, je la frôlai au passage.
— « Pardon… »
Je remontais l’allée, pour atteindre les toilettes, quand je reconnus un visage. Ayant vécu à Poitiers, il n’y avait rien d’étonnant à ce que je fasse la rencontre de personnes de connaissance dans ce train vers Paris.
— « ah ! tiens ! Bonjour » fit le visage familier.
— « Rouqueyroles ! Comment ça va ? « répondis-je.
— « Tu vas à Paris ! Quel hasard de se rencontrer, moi ça fait des mois que je ne bouge pas, et sur qui je tombe ?…
— « Oui, je vais à Paris. Toi aussi ?
-" Oui, j’ai une réunion au ministère. »
Il accompagna cette information de considérations techniques, puis la discussion roula sur des souvenirs communs. On parla de ma retraite, de la sienne prochaine, puis les besoins se faisant pressants, je continuai mon chemin vers les toilettes.
Un nouvel élément venait de m’être fourni par le “hasard” de cette rencontre. Les gens naïfs, comme mon récent interlocuteur, trouvent surprenant un évènement qui est pourtant probable. Que Rouqueyroles prenant le train de Poitiers à Paris rencontre une personne de connaissance, n’a rien de suffisamment anormal pour justifier un sentiment de surprise. A ma place, il aurait revu Richardeau ou Duquesne ou n’importe quel autre individu dans nos ages qu’il avait côtoyé au cours de ses trente-cinq ans ans de vie professionnelle, il se serait exclamé de la même manière ; « quelle surprise ! ».
En réalité, c’est le fait qu’il fasse tout un voyage sans rencontrer un visage connu qui serait l’évènement extraordinaire.
Bien sûr, je ne quitte guère ma ville, et lui peut-être peu la sienne. Mais là encore, c’est qu’on ait dérogé à nos habitudes qui entraina la rencontre que nos circuits ordinaires ne nous auraient pas permis de faire.
Je regagnai ma place, jetai un regard de principe sur les genoux de ma voisine, et me plongeai dans une profonde analyse, en me fortifiant de l’idée que les mathématiques pouvaient s’appliquer avec profit à une action criminelle, comme à tant d’autres choses. « La logique, les probabilités, la combinatoire, voila le trio gagnant.« me dis-je in petto.
« Il ne faut en aucune manière, qu’on soupçonne un lien entre le mort et moi. »
J’en étais là de mon raisonnement.
Dans l’état actuel, le lien était très ancien. Sept ans déjà. Le décès de ma fille loin de Paris n’avait pas été une affaire, mais les suicides sont signalés à la police, et je supposais que les mémoires des ordinateurs sont monstrueusement capables de retrouver un évènement, pour peu qu’on pose la question.
N’ayant aucune connaissance établie de la validité des fichiers ni des possibilités de liaison entre eux, je devais tenir pour vrai que la police serait capable d’établir un lien entre l’assassinat d’un souteneur et le suicide sept ans plus tôt d’une prostituée droguée qui avait quitté Paris. Je n’aimais pas utiliser le terme de prostituée pour parler de ma fille, mais la rigueur d’un raisonnement suppose des termes clairs pour des concepts précis. Aussi m’efforçai-je de traiter calmement les données, en évacuant autant que faire se peut les manifestations de mon affectivité.
Je récapitulai les éléments dans ma tête. J’en conclus qu’il ne fallait en aucune manière réactiver la relation entre lui et moi. Donc, il importait de passer inaperçu, afin qu’on ne commençât même pas à se poser des questions à mon endroit.
La prudence s’imposait au départ de l’action. La rencontre de ce brave Rousseroles m’avait utilement rappelé à l’ordre. Il y avait des chances – j’utilise ce mot au sens des calculs de probabilités bien entendu – pour que je sois reconnu par au moins une personne sur les lieux que j’allais fréquenter.
Comme il me faudrait poser des questions pour retrouver le proxénète, comme il me faudrait l’étudier, le suivre peut-être, il devenait patent que je devais empêcher toute description fiable de ma personne. Ne jugeant pas possible de m’adresser à des tiers pour ces démarches, et de toute manière, ne sachant pas comment je pourrais m’y prendre, ni même à qui m’adresser, j’étais résolu à tout effectuer seul. La logique plaidait en faveur de ce modus operandi.
Je concluais, donc, que le déguisement était la première des règles à suivre. Mais si je concevais clairement cette obligation, mon ignorance de ces choses-là me laissait de nouveau dans l’embarras.
Sur ce constat, je m’endormis et me réveillai à l’arrivée à Paris-Montparnasse. J’avais les idées claires.
Je mis mon bagage à la consigne, et après un repas aussi insipide que cher dans un restaurant proche, j’allai chez un coiffeur à qui je demandai une taille très courte de mes cheveux gris. Je voulus ainsi pouvoir me coiffer d’une perruque, et en changer au gré des nécessités pour brouiller les pistes.
Je cherchai alors dans un grand magasin de la Tour-Montparnasse, le rayon des postiches, mais l’aspect mélodramatique de mon comportement m’incita à la prudence, et après quelques essais devant un miroir, j’abandonnai mon projet, sous le regard goguenard de deux vendeuses. En effet, la perruque attirait l’attention sur ma personne : j’avais l’air déguisé.
Cet échec, bénin s’il en fût, me flanqua un coup au moral. L’affaire se présentait plus mal et s’avérait plus compliquée dans sa phase pratique que je ne l’avais mesuré dans la phase de simulation. L’inconvénient des théories, c’est qu’elles sont réductrices par rapport à la réalité. Bien que ce soit précisément ce qu’on leur demande afin d’ordonner le foisonnement chaotique du monde, on aime quand elles se montrent bonnes filles, et vous simplifient la vie en s’appliquant sans trop de distorsion.
Moi, je me la compliquais, la vie, et pas qu’un peu !
J’abandonnai le grand magasin et pris le métro jusque dans le sixième arrondissement où je visitai quelques galeries d’art, discutai plus que je n’en avais envie avec un marchand qui avait une résidence secondaire dans l’ile de Ré, m’arrangeai pour avoir suffisamment l’air d’un acheteur potentiel pour qu’il me demandât mes coordonnées. J’avais établi ainsi une justification à ma présence à Paris, quoique je ne pensasse pas que cela puisse un jour s’avérer utile, mais on ne savait jamais, et je m’entrainais ainsi à être prudent.
Puis je traversai la Seine. Dans un grand magasin de la rive droite, j’achetai un panama bon marché, ainsi qu’une casquette banale qui modifiait visuellement la forme de mon crâne, et cachait ma calvitie.
Coiffé de mon nouveau chapeau, dans une boutique spécialisée pour le théâtre, je fis l’emplette d’une moustache et d’une paire de lunettes à monture épaisse, dont les verres neutres étaient légèrement teintés de rose, ce qui me donnait un petit air maladif et changeait suffisamment la couleur de mes yeux. Les éventuels témoignages se perdraient dans l’imprécision. Quant au marchand, je ne craignais pas trop sa mémoire, car vendre des accessoires de théâtre était son lot quotidien. Il serait dommage que mes efforts se retournassent un jour contre moi. Mais le marchand aura vu un barbu coiffé d’un chapeau, banal comme un client ordinaire.
Je récupérai ma valise à la consigne automatique et grimpai dans le train de banlieue pou aller jusqu’à Noisy-le-Grand, où je savais être un hôtel à la mode actuelle, auquel on accède à sa chambre par le truchement d’un appareil automatique et de sa carte de crédit, et où l’on peut ne rencontrer personne.
J’avalais une vague nourriture et une bière dans lieu indistinct, et me rendis à mon hôtel. Comme je le supposais, je ne vis âme qui vive, et pus me livrer sans crainte à l’opération à laquelle je m’étais résigné. Je me rasai. Personne n’avait vu entrer un barbu. J’espérai qu’on ne verrait pas repartir un glabre, mais le cas échéant, il n’y aurait rien d’anormal à cela.
L’opération prit plus de temps que je le désirais et fut plus délicate que je ne l’escomptais, car la peau qui n’avait pas connu le rasoir depuis des dizaines d’années, appréciait peu cet acte de barbarie, et le feu qui en découlait. Mon visage découvert me parut curieux et la peau plus flasque que je ne me plaisais à l’imaginer. Sommes toutes, je faisais mon âge, d’autant que l’aspect blanchâtre des joues et du menton que depuis si longtemps, le soleil avait ignorés, accentuait la mollesse générale des chairs.
J’essayai les lunettes, la fausse moustache, la casquette. Me regardant dans tous les sens dans la glace, je m’efforçai de m’habituer à parler avec la colle sous le nez qui me tirait la peau. Le plus bizarre était cette brosse de poils, plus volumineuse que ma propre moustache, plus sombre, de la couleur de mes sourcils qui eux n’avaient pas blanchis. J’avais prévu un produit colorant pour mes cheveux. Je décidai de ne pas l’utiliser, la casquette suffisant à cacher l’essentiel, et la taille réduite de ceux qui me restaient n’attirait pas l’œil.
J’avais prévu une nouvelle garde robe : un blue-jean et une chemisette beige, ainsi que des chaussures de toile démodées, une veste d’été passe-partout : je ne porte jamais de jeans ; en revanche je choisis des chemises très colorées et des tricots de laine pour le temps plus frais. Je suis coquet en matière de chaussures dans lesquelles je mets cher.
Je me déguisai en non-moi.
Content de mes trouvailles, je rangeai tout, m’allongeai sur le lit, regardai quelque temps un programme quelconque à la télévision puis m’endormis facilement. Les nuits sont douces aux âmes pures.
Le lendemain, je me transformai avec mes déguisements, et quittai l’hôtel discrètement comme j’y étais venu. J’entrai dans la clandestinité.
M’étant muni d’assez d’argent liquide avant de partir de La Rochelle, je n’aurais pas besoin d’utiliser plus avant ma carte de crédit. Mon séjour officiel s’arrêtait ce jour là où mon passage était enregistré par la chaine hôtelière et ma banque.
***
C’était une belle journée de fin juillet. Paris regorgeait de touristes et je déambulais parmi mes semblables pour m’habituer à mon déguisement.
Avoir une casquette me gênait, n’étant pas habitué à porter le moindre couvre-chef. Les lunettes me semblaient naturelles, mais il est vrai que j’en utilise pour lire et que comme tout le monde j’en porte pour me protéger de l’éclat du soleil, chose courante dans ma région où le soleil, surtout en hiver, est préjudiciable à une vision correcte au volant d’une automobile. En revanche, je ressentais surtout la présence inopportune de la moustache qui me tiraillait la peau. J’avais toujours peur qu’elle se décollât, aussi portais-je régulièrement mes doigts sous mon nez pour vérifier qu’elle tenait bien en place. Quand je m’aperçus de ce tic naissant, je fourrai mes mains dans mes poches et me forçai à le y laisser.
Je regardais à la dérobée mon image dans les vitrines, et j’alternais entre la certitude qu’on ne me reconnaitrait pas, et l’inquiétude de ne pouvoir tromper personne. Je me morigénais en me disant qu’il suffisait qu’une connaissance me croisant dans la rue se fût, au pire, la remarque qu’elle avait vu quelqu’un me ressemblant… et que les autres, n’ayant jamais connu mon image antérieure, ne puissent à l’avenir me reconnaitre, redevenu moi-même. Il y avait là une part d’impondérable, mais je ne voyais pas comment réduire le risque.
En fin de matinée, je m’étais habitué à la moustache et j’avais pris confiance dans la solidité du système de fixation. Je demandai mon chemin plusieurs fois, histoire de parler aux gens. J’essayai de sourire le plus souvent possible, pour tirer sur la peau, et je grimaçai en catimini. Ça tenait.
Pour tester définitivement, je m’installai dans un restaurant. D’ailleurs c’était l’heure et j’avais faim. Comme la veille je n’avais consommé que de la nourriture bas de gamme, je choisis avec soin des plats nécessitant quelques compétences culinaires, au risque d’être déçu. Je ne le fus pas et me sentis heureux, en harmonie avec le reste du monde ; d’autant qu’ayant commandé une bouteille qui avait tenu les promesses de l’étiquette, j’avais bu plus que d’habitude, et j’ai le vin gai. Et puis, hein ? quoi de mieux qu’un bon repas par une belle journée d’été ?
(A la réflexion, je pourrais trouver.)
Je m’étais installé dans un coin discret, au cas où la moustache ne tiendrait pas. Mais je n’eus pas d’alerte, elle se comporta vaillamment, même quand je bus, et je finis par l’oublier. Après avoir réglé ma note, j’éprouvai le besoin de me rendre aux toilettes, et après les opérations d’usage, je vérifiai la bonne adaptation du postiche à ma lèvre. Constatant la bonne tenue, je sortis la tête haute du restaurant, et je déambulai comme un bienheureux dans le bel après midi parisien.
Je me demandais s’il était bien raisonnable de me lancer plus avant dans cette histoire de meurtre. L’état de béatitude dans lequel me plongeait la digestion, me rendait bonhomme, et j’étais prêt à étendre ma mansuétude au monde entier.
Mais l’effet ne dura pas, heureusement, et je retrouvais bientôt ma détermination, d’autant que dans cette phase préparatoire, le point de non-retour n’étant pas atteint, je m’amusais comme un petit fou à me promener dans Paris déguisé en anonyme.
L’après-midi touchant à sa fin, je récupérais mes bagages dont je m’étais affranchi par l’usage d’une consigne automatique à la gare Montparnasse, je décollai ma moustache et la mis dans ma poche, ainsi que ma casquette, et me coiffant de mon panama, me mis à la recherche d’un hôtel.
Celui qui recherche un hôtel à Paris, a un avant-gout de la quête du Graal. Après quelques essais infructueux, j’en trouvai un qui m’accepta pour une nuit. La patronne était avenante et me sourit chaleureusement. L’après-midi avait été ensoleillé, j’attribuai à ma nouvelle image cette marque de sympathie.
— « Belle journée… » me dit-elle.
Comme effectivement la journée avait été belle, j’opinais en son sens. Je me sentais soudain enclin à lui faire deux doigts de cour, mon entrainement sportif de ces dernières semaines et la douceur de l’été m’inclinant à quelques fredaines. Mais ayant décidé de changer d’hôtel tous les jours afin de ne pas laisser de traces, je me ravisai et rompis là sur un dernier sourire.
Une fois mes bagages installés, une toilette succincte effectuée dans le lavabo, j’allai diner légèrement, puis, rentré à l’hôtel, je m’endormis du sommeil du juste.
Le lendemain, après douche, rasage et petit déjeuner, je réglai ma note en espèces, et dirigeai mes pas vers les quartiers susceptibles d’abriter la personne que je voulais repérer.
Je m’étais revêtu de ma tenue de camouflage, pantalon jean et chemisette passe partout. Dans un coin de porte je m’arrêtai brièvement pour coller discrètement ma moustache, et je troquai mon chapeau contre ma casquette. J’allai gare de Lyon pour enfermer mes bagages dans une consigne automatique, m’enduisis d’un léger fond de teint pour cacher mon absence de barbe, puis reprenant le métro, je me fis transporter rue Saint-Denis.
Je remontai lentement la rue, interpellé par les filles. Déclinant leurs offres, je m’efforçais de voir partout autour de moi. Mais, soit que je ne fusse pas très perspicace, soit que les souteneurs ressemblassent à n’importe qui, je ne repérais rien qui put m’aider dans la recherche que je menais. En revanche, le spectacle de la prostitution ravivait ma colère, et ma détermination s’en trouvait renforcée. Le brin de tolérance dont j’avais fait preuve la veille à la suite d’un bon repas, ne résistait pas aux réalités auxquelles j’étais, là, confronté. Paris me semblait soudain moins beau, la vie plus triste, et mon devoir plus pressant.
Si ma détermination se raffermissait, le ridicule de ma façon de faire s’imposait à moi, et j’entrai dans un bistrot du côté des Halles pour réfléchir à une tactique moins aléatoire. Ce ne serait pas en cherchant au hasard dans Paris, même dans les quartiers spécialisés, que je pourrais « retapisser mon client ».(Cette formule me venait à la tête, relent de lecture de romans policiers.)
Je commandai un café. Un garçon parisien me le servit avec cette espèce de grossièreté dans le geste qu’on doit leur apprendre à l’école de garçon de café parisien. Le café, bien entendu n’était pas bon, mais ça n’avait pas tellement d’importance, puisque c’était juste un prétexte pour m’asseoir à une table. C’était le moment de me creuser les méninges.
Je récapitulais les éléments, je les récapitulais encore. Mais à part me dire que jusque-là je m’étais bien débrouillé, il était bien évident que je n’avancerais à rien. Je m’étais entrainé du mieux que j’avais pu, j’avais astucieusement (du moins me semblait-il) changé mon apparence, pris les précautions nécessaires pour plus tard, mais c’était le plus tard qui risquait de ne pas se produire.
Un client qui parlait trop fort pour mon gout, racontait une histoire drôle au patron.
— …« c’était le mari ! » conclut-il.
— « ah ah… » rit poliment le patron.
— « c’est pas tout ça, faut que je téléphone. Vous avez une cabine ? »
— « Au sous-sol. C’est pour Paris ? »
— « Pourquoi ? Ils ont le téléphone ailleurs ? ah ah…
Le téléphone me sembla une bonne idée pour débuter. Pourquoi les souteneurs, qui ont pignon sur rue, n’auraient-ils pas le téléphone ? Je m’en voulais de n’avoir pas eu plus de méthode, et d’avoir commencé mes recherches d’une manière quelque peu romantique, même si ça ne prêtait pas à conséquence.
Quand le comique remonta du sous-sol, je l’y remplaçai. Je feuilletai l’annuaire et je trouvai une vingtaine de noms. C’était beaucoup, j’avais espéré que mon idée lumineuse de l’annuaire allait me donner du premier coup ce que je cherchais.
Comme je suis délicat, je n’arrachai pas la page, mais en payant mon café, je m’informai sur le bureau de poste le plus proche, où je me rendis derechef.
En général il y a des annuaires téléphoniques dans les bureaux de poste. C’était le cas dans celui-ci, ce qui m’arrangeait, car je n’eus pas aimé me trouver dans l’obligation d’en chercher un autre. Celui-ci poussait d’ailleurs l’obligeance jusqu’à mettre un appareil à photocopier, moyennant une pièce, à la disposition du public. Usant de cette facilité, je copiai la page de l’annuaire qui m’intéressait.
Muni de mes renseignements, j’allai m’installer dans le jardin des Halles, où je trouvai un banc inoccupé. Je sortis de ma poche un plan de Paris avec le nom des rues dans un petit livre adjacent – c’est fou le nombre de rues à Paris !- aussi pus-je immédiatement faire une sélection des visites à effectuer. J’éliminai les femmes, pariant que l’homme n’était pas marié, ou que même, il obéissait à l’usage courant de mettre le téléphone au nom du mari. Il en restait encore douze. Je ne vis pas d’autre méthode que de procéder par visite systématique. La puissance de l’esprit ne remplace pas les chaussures.
Mais comme c’était l’heure, je m’allai sustenter dans un Mac Donald, ce que je regretterai dans l’après-midi, mais je ne suis pas Crésus, et ne connaissant pas les petits restaurants pas cher, je ne pouvais me permettre de me faire plaisir tous les jours comme la veille.
Puis, mon hamburger avalé suivi d’un milk-shake, je commençai par l’adresse la plus proche.
C’était une petite rue du côté de la station de métro Étienne Marcel qui donnait sur un boulevard. En m’y engageant je passai devant une banque, puis quelques immeubles d’habitation, une boucherie désaffectée, une galerie d’art moderne à laquelle je jetai un coup d’œil, puis je repérai la porte que je cherchais. Je ne savais pas trop comment juger le batiment. Il ne brillait pas comme un sou neuf, mais à Paris ça ne veut rien dire. D’un coup d’œil sur les boites aux lettres en bon état je m’informai de l’étage, et montai au troisième.
À mon coup de sonnette une femme vint ouvrir, s’essuyant les mains à son tablier. J’avais préparé un discours.
— Bonjour madame, je représente l’étude de Maitre Versout à Villeneuve-en-Besson, et je recherche les héritiers éventuels d’un de nos clients décédé qui porte votre nom. Puis-je vous poser quelques questions ?
— Un héritage ? Oui bien sûr entrez ! Excusez-moi, je faisais la vaisselle. C’est gros comme héritage ?
— Ça dépendra du nombre d’héritiers, nous n’en sommes qu’aux premières recherches, puis-je connaitre le prénom de votre mari ? »
Elle me fit entrer dans une pièce de séjour qui tenait lieu de salle à manger et de salon, et dont les meubles ne correspondaient pas aux revenus que je supposais être ceux d’un proxénète.
J’obtins sans difficulté les renseignements qui m’intéressaient : son mari travaillait à la RATP et ne semblait donc pas être mon client, si je pouvais me permettre de le qualifier comme ça.
J’avisais une photo sur le buffet.
— C’est votre mari ?
— Oui c’est le jour de notre mariage. »
Ce visage ne me rappelait rien.
— Vous n’avez pas changé ! » mentis-je.
Et je quittai l’appartement en l’assurant que nous la tiendrions au courant de la suite de la procédure d’héritage, pas trop fier de moi.
Je pouvais rayer celui-ci de ma liste.
Le second que je visitai, logeait au Carré Saint-Paul. Comme ce n’était pas loin, je m’y rendis à pied. Je sonnai à sa porte, et l’homme qui m’ouvrit était plutôt replet, chaussé de charentaises, et des lunettes anti-presbytie sur le nez et il me regardait par-dessus les verres ;
— ouais ? fit-il.
— Monsieur Chalumeau ?
— Non monsieur, vous vous trompez. »
Et il me dit son nom. C’était bien le bon nom, mais ce n’était pas le bon bonhomme.
— Ho ! Excusez-moi, nous sommes bien au 17 ?
— Non monsieur, au 13. »
Je me confondis en excuses, il m’assura que ce n’était pas grave. Je le rayai de ma liste. Plus que dix.
Il me restait un nom dans le quartier. » Encore celui-là pour ce soir », soliloquai-je. La rue des Francs Bourgeois est assez longue, j’y parvins par la rue des Blancs-manteaux. Je remontai vers Beaubourg, mais bien sûr, c’était dans l’autre sens.
Je frappai à la porte. Le silence de l’autre côté. J’insistai.
— Vous cherchez quelqu’un ? »
Je sursautai et me retournai. Une voisine voulait me rendre service. Je lui demandai si son voisin était sorti.
— Vous êtes encore de la police ? » affirma-t-elle plus qu’elle ne posa une question.
J’eus garde de la décevoir et fis un signe quelconque qu’elle interpréta dans le sens qu’elle voulait.
— Nous voudrions lui parler, savez-vous s’il rentrera ce soir ?
— Surement pas ! Le soir il est toujours dehors. Même qu’il doit avoir un travail à cette heure-là, parce qu’il est toujours très chic quand il sort. Justement je l’ai vu partir il y a une heure. »
Je sentais que ce noctambule pouvait être mon homme, et je bénissais la voisine curieuse.
— On reviendra ! » bougonnai-je pour entretenir l’illusion de mon appartenance à la gent policière. Et je m’éloignai raide et digne avant que la dame ne devienne trop curieuse envers moi.
Je marquai ma liste d’un astérisque suivi d’un point interrogatif. J’arrêtai là mes investigations pour la soirée, récupérai mes bagages, changeai de nouveau d’apparence, trouvai un hôtel, souris au réceptionnaire, et ressortis diner. À mon retour, je pris une petite douche bien méritée, et me glissant entre les draps, je m’endormis comme il se doit.
***
Le bruit de la rue me réveilla. Je regardai ma montre. Neuf heures ! Moi qui avais tout un programme de recherche à mener à bien. Je me levai rapidement et je me fis une toilette pénible puisqu’il fallait que je me rase, alors que depuis tant d’années je m’étais dispensé de cette obligation. Je maudis le feu du rasoir, mais j’arrivai au bout des deux joues sans me couper avec la lame jetable.
Ma foi c’était quand même de bon augure. Je me tamponnai le visage d’un peu d’eau de toilette dont l’odeur est entêtante. Que les gens risquassent de se souvenir de cette odeur, fort bien ! car je n’utilisais jamais cette marque, et j’allais jeter le flacon, dès que j’aurai mené à bien la petite formalité pour laquelle j’étais venu à Paris.
J’appelai la réception, et je fis monter le petit déjeuner. Quand on frappa à la porte, je criai d’entrer depuis la salle de bain. Je ne tenais pas à ce que ma calvitie fut trop nettement repérée.
Une fois seul, je beurrai la baguette, et la trempai dans le mauvais café. Ce fut un demi-bon petit déjeuner. Mais qui espèrerait du café buvable dans un hôtel ?
J’emporte toujours un livre avec moi, il me tendait les bras – si j’ose m’exprimer ainsi – et je me plongeai dans une lecture de peu d’intérêt.
Mais je voyais bien que je reculais le moment de repartir faire mon enquête, craignant peut-être d’avoir déjà trouvé l’homme que je cherchais. La réalité de ce que je m’étais, vis-à-vis de moi-même, engagé à faire, avait acquis un relief qui m’incommodait. Il ne s’agissait plus de jouer au détective privé, mais bien de commettre un assassinat de sang froid.
Je réfléchis, et me décidais à continuer ; encore que “décider” ne soit pas le mot ; au vrai je me sentais obligé de faire ce que je devais. Mais si Jésus a douté au Mont des Oliviers, pourquoi ne pas m’autoriser quelques instants de faiblesse. Qui serais-je pour me croire plus fort que les autres humains ?
Si le doute est le propre de l’homme, il ne doit pas se prolonger outre mesure. Je me secouai et rangeai mes légers bagages. Bientôt je quittai l’hôtel en saluant le travailleur immigré qui nettoyait le caniveau. Il arrêta un instant son travail pour me regarder, puis il répondit à mon salut :
— « Je vous souhaite le bonjour, Monsieur. Puissent être votre journée agréable et vos affaires prospères. Comme il sied à un mois d’août, la journée sera baignée de soleil à moins que la mer avec lui s’en soit allée », me dit-il du ton le plus sérieux du monde.
Je le regardai un peu interloqué. Après un temps :
J’aurais peut-être retrouvé l’éternité, alors. »
Il sourit.
Âme sentinelle, murmurons l’aveu de la nuit si nulle et du jour en feu », ajouta-t-il avant de reprendre le régulier va-et-vient de son balai.
Je n’insistais pas. Que dire après cela ? Je fis une légère révérence et m’éloignai dignement.
L’épisode rimbaldesque m’avait mis en joie, mais à la réflexion, je me dis qu’il faudrait que je me surveille à l’avenir, c’est comme ça qu’on laisse des traces dans la mémoire des gens.
Je saisis le taureau par les cornes et décidai d’accélérer mes démarches. Je refis le manège du chapeau et de la casquette, me débarrassai de mes bagages à la consigne de la gare du Nord, et pris le métro pour aller rue des Francs-Bourgeois.
En effet, m’étais-je pensé, si c’est la bonne adresse, autant ne pas perdre mon temps avec les autres noms de la liste.
Mais au pied de l’immeuble, je me sentis soudain tout bête, car je ne savais plus comment m’y prendre. Impossible de reproduire les mêmes stratagèmes que la veille, l’héritage ou le faux nom, car la voisine curieuse me prenait pour un policier. Peut-être avait-elle dit deux mots de ma visite. Je ne pouvais non plus me faire passer pour un policier, car si l’homme était bien celui que je recherchais, je ne lui en ferais pas accroire.
Je fis donc un passage devant la porte, et comme de bien entendu, il n’y avait rien à voir. La méthode ne correspondait pas au problème, j’en conclus qu’il me fallait prendre une autre voie. Je repassais sur l’autre trottoir, mais je ne pouvais rien voir de plus. Un épicier arabe me regardait venir, un crayon sur l’oreille. Je continuai mon chemin, peu désireux de recommencer un concours poétique avec plus lettré que moi pour la seconde fois le même matin.
Constatant que je ne pouvais rien faire de plus dans l’immédiat, je me forçai à reprendre ma liste et à continuer mes démarches à domicile. Rien, sinon quelques éléments que j’avais peut-être grossis dans mon désir de trouver rapidement, ne permettait de conclure que l’adresse des Francs-Bourgeois était la bonne.
Je me décidai à traverser Paris pour voir deux autres personnes.
La première habitait rue Armand Moisan, petite rue à deux pas de la tour Montparnasse.
Le numéro que j’avais noté, correspondait à un immeuble datant d’une vingtaine d’années, muni d’un interphone et d’un système d’ouverture de porte à code rébarbatif. J’observais un moment l’entrée, mais comme je m’aperçus que l’on m’observait en retour, je me décidai à sonner.
On s’agita derrière les vitres, et la porte en verre fumé s’ouvrit, découvrant un hall dallé où deux ascenseurs occupaient le mur du fond.
Oui ? c’est pourquoi ? » me demanda aimablement une femme d’une petite quarantaine d’année.
— Je suis la concierge.
— heu… voila… heu... je suis venu… Voila je crois que c’est dans cet immeuble que je suis venu une fois avec un ami qui y habitait. Je l’ai perdu de vue, je ne suis pas bien sûr que c’était là. Heu… peut être…
— Il y a longtemps ? C’était comment son nom ? »
Je le lui donnais.
Nous avons bien eu un locataire de ce nom-là », me dit-elle,« mais il est mort au début de l’année.
— Mort !
— Oui, il est mort. »
Je devais avoir l’air fin, avec ma bouche qui béait.
— Il était bien malade depuis deux ans. Un genre de leucémie », eut-elle la bonté de m’informer avant que je réagisse.
J’étais ennuyé, car il fallait que je sache, craignant tout à la fois que ce fût lui et qu’il échappât ainsi à ma main, et que ce ne le fût pas, car si mes recherches échouaient, je n’aurais plus alors qu’à rentrer en Charente-Maritime, et à reprendre mes activités de retraité.
Je lui décrivis mon “copain”.
-" C’est bien possible que ce soit lui, il était quand même pas en âge de mourir », me répondit l’aimable portière, « Vous travaillez à la Poste vous aussi ?
— Il travaillait à la Poste ?… Ça n’est certainement pas la même personne, car mon ami était dans les affaires, j’ai dû me tromper d’immeuble. Mais qu’elle coïncidence que vous ayez eu quelqu’un du même nom dans cette maison.
— « C’est marrant oui, le monde est petit. »
Sur ces paroles de profonde philosophie, je l’abandonnai en débitant toutes les formules d’usage.
Je rayai un nouveau nom de ma liste.
Une autre visite pas très loin me permit d’éliminer encore un nom. Les autres supposaient un nouveau déplacement dans Paris, et j’avais faim. Un petit restaurant chinois remplaça avantageusement le Mac Donald, bien que la nourriture proposée n’offrit pas d’originalité. Mais au moins c’était cuisiné, et pour un prix raisonnable.
Prenant mon plan du métro je cherchai le circuit le plus logique pour finir mes visites, et je n’en trouvai pas. Ce n’est pas qu’il n’existe pas de solution à ce problème, n’importe quel mathématicien connait les routines nécessaires, mais je ne disposais pas de toutes les données, car il faut prendre en compte non seulement la distance entre les quartiers, mais aussi la vitesse et la fréquence des rames de métro sur chaque ligne, connaître la longueur des trajets souterrains pour les correspondances, et certainement quelqu’autre information à laquelle je n’ai pas pensé.
Aussi fis-je au petit bonheur, me contentant de regrouper les adresses qui me semblaient assez proches sur le plan. En trois heures, j’éliminai encore cinq innocents de mes préoccupations, et je décidai que demain serait un autre jour et qu’il ferait bien encore assez beau pour aller voir celui qui habitait vers le château de Vincennes et l’autre qui demeurait du coté de Molitor.
Au fur et à mesure que le temps me permettait de réduire ma liste, l’adresse de la rue des Francs-Bourgeois me semblait la bonne, bien qu’en tout état de cause, mon raisonnement s’appuyât sur peu de choses.
Je décidai pourtant de m’y rendre de nouveau, ayant depuis le matin réfléchi à la meilleure manière de m’y prendre. Sortant du métro à la station Rambuteau, je longeai les tubes du Centre Pompidou, et tournant à main gauche, je m’engageai dans la rue des Francs-bourgeois. Pas très loin de chez mon suspect, un bistrot avait réussi à encombrer le trottoir avec deux tables et un parasol aux couleurs d’une marque de jus d’orange. Je m’y installai pour bénéficier d’une vue de première qualité.
— Qu’est-ce que ce sera ? » s’enquit le patron qui avait l’air d’être son principal client à l’heure de l’apéro.
— Une bière.
— Bouteille ou pression ?
— Pression.
— Je ne fais pas ça, je n’en ai qu’en bouteille.
— Va pour une bouteille.
Il ne me demanda pas la marque, mais de toute manière, je n’aime pas la bière.
Le patron revint avec ma commande que je pourrai faire durer sans me priver. Surprise agréable, le verre était glacé et la bière était belge.
Je me mis à attendre, escomptant voir arriver ou partir celui que je soupçonnais être l’ancien souteneur de ma fille. La fenêtre de son appartement donnant sur la rue, je guettai la lumière ou des signes de vie. Mais pour le moment, tout était calme.
— « Probablement qu’il n’est pas chez lui, ou alors il dort. »
Je parlais tout seul.
Une bouffée de colère me prit à l’idée qu’il pouvait dormir comme n’importe qui. Je n’arrive pas à considérer les proxénètes comme des gens normaux. Je deviendrais facilement grossier à leurs propos, moi qui châtie mon vocabulaire. Des mots comme salauds, dégueulasses, ordures me viennent naturellement à la tête quand je pense à ces individus, sans compter quelques autres épithètes encore plus malsonnantes. Ces poissons de bas-fonds heurtent par leurs pratiques toute ma morale, ma conception de la liberté humaine et de la liberté de l’amour.
Je bus une gorgée de bière pour faire passer. Le patron du bistrot sortit sur le pas de sa porte, les mains dans les poches et le ventre en avant. Je ne tenais pas à faire la conversation, je piquai le nez dans mon verre. Il eut le bon goût de rentrer.
L’après-midi touchait à sa fin, je n’avais pas vu le moindre mouvement dans l’appartement que je guettais.
Je recommandai une bière, peu désireux que le cafetier m’importunât. Il me fit payer de suite, ce qui m’arrangeait, car je voulais pouvoir partir rapidement.
Soudain je le vis. Une voiture voyante s’était garée sur une place interdite, et il en descendait. Pas de doute ! je le reconnus immédiatement. C’était lui ! Je le revoyais sept ans auparavant quand j’avais réussi à lui soustraire Amélie dont le souvenir vivace me faisait mal. C’est lui qui fournissait la drogue et qui, pour envoyer les filles sur le trottoir, en fermait plus ou moins le robinet.
La haine à son endroit me fit bouillir le cerveau. Pour un peu, j’aurais bondi sur lui pour lui enfoncer mon poing dans la figure. Mais j’étais venu là pour plus sérieux qu’une bagarre.
Il portait beau. Agé d’environ quarante ans, il était grand, bel homme, manifestement plein aux as, et se mouvait avec l’aisance des corps aux muscles entraînés.
Il entra dans l’immeuble. J’attendis que la lumière s’allumât pour quitter mon poste d’observation. J’en avais assez vu pour ce soir-là, et je pouvais rayer les deux derniers noms de ma liste : j’avais trouvé celui pour qui j’avais fait le voyage.
Récupérant mes bagages à la consigne, je trouvai un hôtel, non sans difficultés. Je ressortis de ma chambre pour aller manger dans une rue voisine, mais malgré le service efficace et l’apparence engageante des mets, l’appétit n’y était pas. Je sentais une sorte de pression dans la poitrine et un point presque douloureux. Rentré à mon hôtel, malgré une douche froide, je n’arrivais pas à m’endormir, les jambes fourmillaient d’impatience, je me tournais et me retournais dans ce lit, brassant des idées pour le lendemain, interrompues par des remontées de souvenirs et des bouffées de colère.
Je dus m’endormir finalement, mais je me réveillai sur les sept heures en ayant l’impression de n’avoir pas fermé l’œil. Pourtant j’étais résolu.
C’était pour aujourd’hui.
***
Le téléphone sonna. C’était la réception qui m’informait qu’il était huit heures. Un rapide calcul me confirma qu’il y avait une heure que j’étais réveillé, et que je tournais dans ma tête le problème épineux de l’arme.
Qui n’a pas essayé de tuer autrui sans se faire prendre, n’imagine pas la difficulté que présente pour un citoyen ordinaire l’obtention discrète d’une arme.
J’avais pensé en tout premier lieu à un pistolet. L’arme à feu de poing donne l’avantage à n’importe qui, par rapport à quiconque n’est pas soi-même muni d’un ustensile semblable, ou bien sur de puissance supérieure. L’idée m’avait semblé si ordinaire d’appuyer sur une gâchette en disant :
— « Souviens-toi d’Amélie ! »,
que je me l’étais souvent projetée sur l’écran de mes yeux fermés. Hélas ! la pratique exige d’autres vertus que le rêve éveillé.
Tirer un coup de feu en informant le destinataire du pourquoi de cet envoi correspondait à l’idée que je m’étais faite de ma mission. Je ne concevais pas qu’il pût y en aller autrement. Pourtant, plus je réfléchissais à la chose, et moins je tenais à me faire reconnaitre par un marchand d’armes.
Ce n’était pas la peine de m’être déguisé, d’avoir changé d’hôtel tous les jours afin de brouiller les pistes, pour me faire prendre bêtement par un numéro de série et l’enregistrement des clients de ce genre d’objet pour la police. Je ne savais pas trop comment était le système de contrôle, mais il me semblait qu’il se devait d’en exister un.
Toutefois l’idée d’un pistolet me semblait bonne. En me creusant la tête sur les moyens de me procurer une arme anonyme, j’envisageais plusieurs hypothèses, que j’éliminais tout aussitôt, confondu de ma propre puérilité et de mon innocence en la matière.
Une seule me parut opérationnelle à mon niveau : chercher chez les brocanteurs, les antiquaires, bref, chez tous ceux susceptibles de me fournir une arme de collection. Une arme pouvait ne plus être à la pointe du progrès et sa cote au plus bas sur le marché international, son efficacité meurtrière demeurerait sans doute bien suffisante pour l’usage auquel je la destinais.
C’était comme un mouchoir en papier, on s’en sert une fois et on jette !
Ce plan conçu, je commandai mon petit déjeuner, me rasai, quittai l’hôtel, mis mes bagages à la gare de l’Est dans la consigne automatique et me transformai en moustachu à casquette. J’avais estimé que le Louvre des antiquaires était l’endroit propice à mon achat. C’était une erreur.
Je visitai les différents magasins tous plus beaux que leurs voisins, me laissai distraire par quelques toiles dont on s’étonnerait qu’elles puissent encore être sur le marché et non point au mur d’un musée. Combien ne sont pas des faux ou des similis vrais, des quasi repeints ou des presque d’origine ? Je jouais au chaland, admirant les Boules Napoléon III ; les bahuts hollandais lourds et ventrus en bois sombre ; les tapis, tous d’Orient, sauf les flamands ; les cabriolets et les bergères plus Louis XVI et Louis XV que ce n’est permis, sous le regard, franc comme l’or, des marchands dont l’honnêteté était collée sur le visage.
Je ne vis que fort peu d’armes comme celle que j’avais imaginé m’offrir. L’essentiel de l’offre portait sur de superbes pistolets de duel et des fusils de parade, tous gravés par des maîtres armuriers, aux crosses de bois précieux et d’un prix qui mettait l’assassinat au-dessus de mes moyens.
Je changeai mon fusil d’épaule et me rendis à Saint-Ouen. Les puces pouvaient m’offrir ce que la rue de Rivoli me refusait. Je repérai deux marchands qui m’inspiraient confiance, encore que le terme soit osé en l’occurrence. Ils vendaient des vêtements militaires et des insignes, tout un bric-à-brac, surplus des armées, et des armes dont j’entendais les amateurs discuter. Au milieu du déballage, j’avisai un révolver qui me paraissait en bon état.
— Combien pour ce révolver ? » m’enquis-je.
— C’est pas un révolver, c’est un pistolet.
— Ha bon ? C’est pas pareil ?
— Mon petit monsieur ! un révolver, comme son nom l’indique, a un magasin pour les munitions, qui tourne : voyez celui-là… Alors que ce que vous me montrez est un pistolet. Les balles se logent dans la crosse. C’est une copie espagnole du Colt 45. Marque Star. C’est pas tout jeune… »
J’avais assez joué l’andouille pour hasarder une question plus délicate.
— « Mais ça marche, on peut tirer avec ?
— « Je ne vous le conseille pas, ça pourrait vous péter au nez, à moins d’être un spécialiste et de savoir le nettoyer, et encore, moi je n’y essaierais pas !
— « et celui-là c’est un revolver, pourtant il a l’air neuf ?
— Et pour cause il est neuf, c’est une copie d’un Colt de 1896. Mais vous ne tirerez pas avec non plus, mon petit bonhomme, car le canon est percé. On lui fait un trou exprès, pour le rendre inutilisable, sinon on n’a pas le droit de le vendre.
— C’est peut être plus prudent, avec tout ce qu’on voit aujourd’hui » fis-je d’un air stupide.
Je saisis une canne dont le pommeau m’avait tapé dans l’œil.
— Au moins ça, c’est pas dangereux !
— Vous êtes sûr ? Faites voir ! » dit-il en me la retirant des mains.
Il appuya sur une nervure qui saillait sur le pommeau, et il tira une lame cachée dans le bois de la canne. J’avais toujours eu envie d’une canne-épée, mais, je ne sais pourquoi je n’en avais jamais fait l’achat.
— C’est rigolo ça. Je n’en avais vu qu’au cinéma. Je peux regarder ? »
Je fis fonctionner plusieurs fois le mécanisme. En fait il s’avérait très sensible. Il était bien huilé, mais surtout le ressort avait perdu de sa dureté, et l’ouverture risquait d’être intempestive. Pour la mettre sur un mur ce n’était pas bien gênant. La lame en revanche n’avait pas souffert. Même, elle brillait encore, bien effilée. Je ne notai un peu de rouille qu’au bord du pommeau. Tout compte fait, sous un aspect gracile, c’était une bonne lame, et l’engin était plus redoutable que son aspect gadget ne le laissait paraître. Ce fut sans doute le but du fabricant et l’avis du premier propriétaire que j’imaginai en redingote et en chapeau haut de forme, sa canne à la main.
Je me fis un petit plaisir. Après un marchandage honnête, à défaut d’un pistolet qu’il fallait encore que je me procurasse, je fis l’emplette de cette antiquité pour l’accrocher au mur de mon vestibule.
Continuant mon tour des Puces, je guettai les armes à vendre, mais je retombai chaque fois sur les mêmes objections. Un marchand pourtant, voyant mon insistance à vouloir tirer avec les armes à l’étalage, me laissa entendre à mots couverts, mais suffisamment explicites, qu’il pouvait m’en procurer – « entre nous hein ! » – dont je pourrais me servir.
Ne tenant pas à me faire remarquer, et ne voulant pas m’embarquer dans une histoire louche, je fis l’innocent, ne paraissant pas comprendre ce qui m’était proposé, et je fis machine arrière.
Il me fallait convenir que se procurer une arme à feu sans prendre de risques, n’était pas à ma portée. Changer mes batteries s’imposait. J’optai pour le couteau. Ayant pratiqué l’escrime pendant de nombreuses années, il me semblait que je saurais comment m’y prendre. À bien y réfléchir, d’ailleurs, je ne me plongerai pas dans l’embarras.
Soit j’arriverai par-devant et, la main basse, presque comme en tierce au sabre, d’un seul coup, je planterai la lame dans le ventre, la main remontant en sixte, pour qu’elle déchirât l’estomac et atteignît le cœur par-dessous la cage thoracique. (Je répétais plusieurs fois le geste, m’arrêtant soudain quand je pris conscience des gens autour de moi.)
Ou alors, me dis-je, il faudrait attaquer par-derrière et planter le couteau entre les deux omoplates. Pour cela, une très bonne lame, bien ferme, mais suffisamment fine pour passer entre les côtes serait indispensable. Je continuai ma réflexion, et j’abandonnai l’attaque dans le dos. Encore que. On peut aussi trancher la gorge en arrivant par-derrière : on passe le bras gauche par-dessus l’épaule, on attrape le menton qu’on relève, et de la main droite, on coupe. Il doit falloir mettre un genoux dans le dos pour l’obliger à relever la tête. Non, c’est trop haut. Et puis il est trop grand pour ça…
J’optai pour l’attaque frontale, avec remontée de la lame pour déchirer les tripes. Oui… mais si ça gicle sur moi ? Non : quand j’enfoncerai la lame, le corps devrait se plier en avant, donc à part ma manche, je ne risquerais pas d’être éclaboussé. Il suffira de prévoir un gilet à enfiler par-dessus la chemise et des gants de chirurgien ; ou des gants comme il en existe dans certaines stations d’essence, juste une fine pellicule de plastique, ou plutôt comme en portent les vendeuses en charcuterie, c’est plus solide. C’est facile à trouver dans les grands magasins.
J’abandonnai les puces de Saint-Ouen. Le métro me déposa à côté du BHV. Je consultai le plan, et me rendis au rayon chasse-pêche. Les couteaux étaient dans une vitrine, et je collai mon nez dessus pour supputer mon achat. S’étalaient là des couteaux dans des étuis de cuirs, pas discrets, faits pour tuer le cerf ou je ne sais quel autre animal adapté à ce sacrifice, et de minuscules engins à la lame forte et recourbée. Des étiquettes m’informèrent qu’il s’agissait de couteaux à dépecer. Mon éducation ne me portait pas tellement à tuer mes semblables, encore moins à les dépecer. Je ne me voyais pas en train de faire tanner une peau de proxénète pour en faire une descente de lit.
Des couteaux très longs, à lame fixe, étaient référencés couteaux de pêcheur. « Parfait pour le maquereau » me fis-je sourire tout seul.
Dans une autre vitrine, juste à côté, des couteaux plus propices à mes desseins côtoyaient des étoiles à lancer, des matraques, des bolas, et ces chaines terminées par deux poignées dont le fonctionnement m’avait toujours paru énigmatique. On trouvait là des Opinels, dont la lame serait un peu fragile pour l’usage que je prévoyais, des couteaux papillons dont je craignais qu’ils ne soient pas suffisamment rigides, des Douk-Douk, et des couteaux à lame jaillissante.
J’avais lu quelque part que les Douk-Douk, ces couteaux bon-marché, dont le manche est constitué d’une simple tôle pliée en deux et qui abrite un ressort très solide, servaient aux Fellaghas pour égorger les soldats français, pendant la guerre d’Algérie. Mais comme je ne me sentais pas de couper le cou à un homme plus grand que moi, j’abandonnai l’idée du Douk-douk.
Je me décidai presque pour un de ces poignards dont la lame jaillit quand on presse un bouton, mais je craignis que le vente en soit contrôlée et je ne voulais pas le demander.
Je descendis au rayon cuisine et ustensiles ménagers. Parmi les couteaux de boucher, j’en trouvai un qui me plut. Il avait un manche en plastique légèrement granulé, une lame très solide d’une longueur d’une douzaine de centimètres d’après mes estimations, et surtout offrait l’avantage d’être en libre service. Je pris la plaque de carton sur laquelle il était collé, et je passai à la caisse. Continuant à parler avec sa voisine de leurs vies respectives, la caissière encaissa mon argent d’un geste machinal, et enveloppa le couteau dans une poche en plastique sans y prêter attention.
La lame neuve était bien affutée, mais je fis l’emplette d’une pierre à aiguiser, afin de parfaire le soir même, dans le calme de ma chambre, le tranchant de ce couteau que je prévoyais propre à faire une belle arme du crime.
Plutôt content de moi, je décidai d’aller espionner ma future victime. Je remontais à pied depuis les halles vers Beaubourg, la nuit descendait rapidement, quand je le vis en conversation avec une fille en automobile. C’était discret, mais la fille devait faire partie de son cheptel.
— Ha ! le salaud ! »
J’allais lui faire voir qu’on ne peut pas toujours être le plus fort. Je marmonnai dans mon absence de barbe :
— Il se croit le meilleur, il bafoue la loi ouvertement, exploite les filles, leur fait subir des traitements dignes de l’inquisition espagnole si elles regimbent. Le salopard ! Il se protège derrière les lois pour les violer, il va comprendre qu’on peut faire pareil. »
La rage au cœur, je le surveillai et le suivis quand il dirigea ses pas vers la rue Saint-Omer. Je lui laissai une avance raisonnable, pour qu’il ne se doutât pas qu’il était l’objet d’une surveillance. Il tourna plusieurs fois dans des petites rues, mais je vis que la direction générale nous amenait vers la rue des Francs-Bourgeois. En fait il rentrait chez lui, mais il s’y prenait bizarrement.
***
Nous avions quitté les rues animées, les magasins étaient fermés, les passants s’étaient faits rares sans que j’y accordasse beaucoup d’attention. Nous n’étions plus que tous deux dans une sorte de rue, de ruelle plus exactement, où les poubelles s’entassaient devant des rideaux de fer tirés. C’étaient surtout des cartons d’emballage. Je sortis mon couteau, l’occasion me paraissant bonne, et le dissimulant derrière mon dos, je comptai l’appeler, pour qu’il se présentât de face.
Je pressai le pas pour me rapprocher de lui, mais au fur et à mesure, je sentis fondre ma détermination. Trois pas encore et l’impossibilité pour moi de tuer un homme devint patente : j’ai toujours répugné à tuer les poulets ou les lapins quand ma femme, s’étant prise de gout pour l’autarcie, tenait à les élever elle-même. Les petits chats qu’il fallait noyer m’ont toujours fait redouter les chaleurs des chattes que nous avions eues.
Malgré la haine entretenue au fond de moi pendant toutes ces années, j’allai renoncer le jour J au dernier moment. Mais c’était plus fort que moi.
Un peu désorienté de mon comportement, je m’arrêtai. Des années de ressentiment, de douleur cachée mais brulante, de désir d’exterminer celui qui fut la cause de la déchéance puis de la mort de ma fille, deux mois de préparation, des jours de recherche, et dans un instant le renoncement.
Je n’avais pas peur pourtant, ni de lui, ni de la police. C’était simplement en moi. Une incapacité physique et morale, l’évidence que des années de vie paisible, de tolérance, de respect d’autrui ne pouvaient se transformer en leur contraire.
Je regardai le couteau. Je n’avais même pas de gants ! Quel bel assassin je faisais ! J’étais là comme un idiot, revenant de faire des courses, une canne dans une main, et l’autre crispée sur un couteau de boucher, en train de suivre un dangereux malfrat dans les rues sombres d’un vieux quartier de Paris.
Je rangeai le couteau dans la poche de plastique du BHV. L’homme avait disparu. C’était fini. Je rentrerai demain matin à La Rochelle.
Je m’ébrouai, et reprenant ma marche pour retrouver une artère plus hospitalière, je doublai le coin de la rue.
— « Alors grand-père, on me cherche ! »
Je demeurai figé. Lui pas : il m’attrapa par le devant de ma chemise et tira vers lui. Il me dominait d’une bonne tête. De si près je sentais son parfum. C’est curieux les choses qu’on enregistre à des moments pareils ! Je suis incapable de me souvenir des parfums que ma femme a utilisés pendant des années, et je remarquai celui-ci, alors que manifestement d’autres préoccupations auraient dû m’assaillir en cet instant.
— Pourquoi tu me suis ?
— Je ne vous suis pas !
— Et ta sœur ! il y a vingt minutes que je te fais tourner. Accouche ! »
Il m’envoie une gifle, en me bousculant.
— Accouche j’te dis ! »
Il me gifle à nouveau, et je regimbe. C’est idiot sans doute, mais il m’aurait frappé à coup de poing, j’aurais été sonné. Les gifles m’ont atteint dans mon orgueil alors qu’elles ne m’ont guère fait de mal. Je devins grossier, moi qui suis attentif à mon langage que je m’efforce d’expurger.
— Connard ! Pour te tuer.
— C’est moi qui vais te buter gros lard ! »
Je ne suis pas si gros qu’on puisse m’appeler gros lard.
— Qui t’envoie ? »
Il me secoua comme un prunier. Je relevai la tête comme un jeune coq :
— Crapule ! Maquereau. Tu as tué ma fille.
— Connard j’ai jamais tué personne. Tu débloques le vieux ! Qu’est-ce que c’est que cette embrouille ?
— Tu as tué ma fille Amélie il y a sept ans !
— Amélie ? L’intello ? T’es son vieux ?
— Tu l’as droguée et tu l’as tuée.
— C’est de l’histoire ancienne. Tu débloques je te dis ! Je ne l’ai pas tuée, elle s’est tirée et je ne l’ai jamais retrouvée. Je ne savais même pas d’où elle venait ! Cette connasse elle s’est tirée ! »
Le mot connasse me déplut, et je lui expédiai un coup de canne que j’avais toujours à la main. Il se déchaina, me bourrant de coups de poing. Il était plus grand, plus fort, plus jeune et plus hargneux que moi. Je tombai à terre. J’eus peur soudain. Les coups de pied me pleuvaient dessus.
C’était lui qui allait me tuer.
Dans une accalmie, je me relevai et m’enfuis. Il me courut après. Je tournai à droite, je butai contre un tas de cartons et fis un moulinet avec mes bras pour retrouver mon équilibre. Ma main était restée crispée sur le pommeau de ma canne. En cognant contre le mur, le mécanisme usé se déclencha. Le bois tomba sur le sol.
Il me rattrapait. Je jetai un coup d’œil derrière moi. Il me fonçait dessus, un couteau, un vrai, à la main. Je ne demandai pas mon reste et fit feu des deux fuseaux ; mais je n’allai pas loin. Il me rattrapait. Je me retournai.
« Allongez le bras. Fendez-vous ! »
Comme à la leçon, mon bras s’allongea, ma jambe gauche poussa violemment, mon corps se détendit. Je retrouvai brutalement les gestes mille fois répétés pendant tant d’années de pratique de l’escrime. Je me fendis comme peut être je ne l’avais jamais fait à vingt ans.
La pointe de la canne-épée, propulsée à au moins cent cinquante à l’heure trouva la gorge qui s’empala dessus. Le bras parfaitement dans l’axe du corps ne broncha pas, la pointe s’enfonça profondément, et alla se ficher dans le cervelet.
Il était mort.
Je restai parfaitement calme. Je jetai un rapide regard circulaire et ne vis rien. Personne. Pas de fenêtre qui s’ouvre. Pas de passants. Pas même un chat.
Je retirai l’épée de la gorge. Le sang jaillit. Je me reculai, ramassai l’étui dans lequel je reglissai la lame, attrapai la poche plastique, réajustai ma casquette, et m’éloignai rapidement.
Il me fallait faire vite, regagner des rues plus animées, mettre de la distance entre moi et le mort. Après plusieurs changements de direction, je tombai rue du Renard que je connaissais. Laissant Beaubourg à ma droite, je rejoignis la rue de Rivoli où je montais dans le métro. J’allai récupérer mes affaires à la consigne, et à la gare Montparnasse, après une demi-heure d’attente, je pris le TGV qui m’emmena à Tour plus vite que le métro ne m’aurait emmené à Montreuil.
Là je passai une mauvaise nuit dans un hôtel du centre. Le lendemain, je tirai des plans sur la comète.
En passant par Nantes (je préférais le chemin des écoliers pour limiter le risque de rencontrer un Rouqueyrol) je rentrai chez moi en évitant de me faire voir le visage glabre par mes voisins. Je préparai mes affaires, chargeai ma voiture, et partis au petit matin pour quinze jours en camping itinérant retrouver ma barbe et mes cheveux longs.
*******
À quelques centaines de kilomètres de La Rochelle, je m’installai dans un terrain de bord de mer pour y passer deux ou trois jours à me remettre de mon aventure. Pour ne pas succomber au spleen, je décidai de continuer mon entraînement physique, ayant depuis longtemps constaté qu’un corps en forme constituait un excellent antidote aux misères morales. Mais, d’avoir assassiné quelqu’un me laissait malgré tout dans un état de trouble qui m’inquiétait.
Ce n’était pas que la mort d’un proxénète me chagrinât, à tout prendre, je trouvais qu’il y avait un salaud de moins sur la terre, mais que j’aie pu, moi, le tuer si facilement, me laisser aller à un acte aussi contraire à mes conceptions, j’en demeurais perplexe.
-" La nature humaine est décidément curieuse » me dis-je à part moi.
Je n’échappais pas à cette règle commune.
J’avais facilement tendance à oublier que tout avait été mis en œuvre par un individu qui me ressemblait plus qu’un frère. Il me semblait que la mort avait été le résultat d’une suite de coïncidences qui avait trouvé sa conclusion dans un accident.
Ce n’était pas prémédité qu’une canne épée s’ouvrît inopinément et que me restât en main une lame dangereuse. Somme toute, je n’avais agi qu’en état de légitime défense, même si la preuve ne pouvait en être apportée.
Cependant, malgré le raisonnement réconfortant, je ne pouvais me défaire d’un sentiment confus de culpabilité, mêlé d’une inquiétude vis-à-vis de mes actions passées, œuvres d’un moi-même capable du pire, et comme l’avenir s’inscrit dans la logique du passé, je me demandais de quoi je me montrerais capable. Que mes actes fussent pour la bonne cause ne me convainquait pas totalement de leur bien fondé. Je me souvenais de ce résistant, me racontant des épisodes de sa guerre, comment à dix-huit ans il avait tué de nombreux ennemis à l’occasion d’une embuscade, et du sentiment de honte qu’il éprouvait encore trente ans après du plaisir qu’il y avait pris.
Jamais le connais toi toi-même du philosophe ne m’avait semblé une telle chimère, ni une entreprise si contraire à la nature humaine. À moins que ce ne soit l’inaccessibilité d’un tel terme qui en fasse le prix, la quête de soi pouvant se poursuivre jusque aux termes ultimes d’une existence, quelque longue qu’elle se trouvera durer.
Une fois mon campement mis en forme, j’allai me procurer quelques journaux, en prenant soin d’en acheter dans plusieurs magasins. Les feuilles locales ne faisaient mention que distraitement de ce mort, en revanche Ile-de-France-Soir en avait fait un titre de première page : RÈGLEMENT DE COMPTE DANS LE MILIEU ?
Je parcourus l’article. L’assassinat d’un individu bien connu de la police en plein mois d’août à Paris est-il le prélude à des règlements de compte sanglants, ou une affaire isolée. Le reste était à l’avenant, une suite d’¦âneries, d’à-peu-près, de broderies inconsistantes, bref du journalisme normal. Quelques indications semblaient fiables. On apprenait que Hervé Lapouyade, originaire de la Gironde, âgé de trente-neuf ans, domicilié rue des Francs-Bourgeois, avait succombé le 22 août d’une blessure au cou, probablement le résultat d’un coup de couteau. Le médecin légiste trouvait la blessure atypique cependant, l’angle et la force du coup lui semblant inhabituels, mais en tout état de cause porté par quelqu’un connaissant parfaitement son affaire. Un seul coup avait suffi, la blessure se révélait très franche. Les enquêteurs inclinaient à attribuer le meurtre à un professionnel.
Hervé Lapouyade avait été condamné dans le passé pour proxénétisme, il était soupçonné de trafic de stupéfiants ; on ne lui connaissait aucune activité officielle pour justifier de ses revenus. Il menait pourtant grand train, possesseur d’une voiture de sport coûteuse, et d’un appartement à l’avenant.
L’article me rassura sur plusieurs points. Tout d’abord, je n’avais pas fait erreur sur la personne, ce qui m’eût chagriné pour dire les choses pudiquement, et secondement, les policiers recherchaient dans le milieu. J’avais entre temps mis en œuvre quelques mesures de sécurité, en me débarrassant de l’arme d’une manière qui pour s’avérer fort simple, ne manquait pas d’un peu d’astuce. J’avais brisé la lame en plusieurs tronçons et disloqué le pommeau ; le bois de la canne subissant un sort semblable, avait comme le reste été dispersé dans la mer. Pour faire bonne mesure, j’avais, comme le Petit-Poucet, semé les débris au fil des dizaines de kilomètres, quand la route que j’avais parcourue longeait le rivage de suffisamment près pour que je lance aux flots les restes de ce qui n’ornerait jamais le mur de mon vestibule. Il ne me subsistait entre mes mains qu’un petit bout de lame. Je résistai au plaisir d’en faire un souvenir, et me résolvant à la prudence, l’envoyai rejoindre les poissons.
Trois jours plus tard, après un farniente de bon aloi et des repas de fruits de mer qu’accompagnaient des muscadets simples et frais, je changeai de lieu de villégiature, et traversant la moitié de la France, plantai ma tente au Mont-Dore, pour profiter du beau temps qui perdurait sur le Massif Central.
J’ai toujours aimé cette région, la bonhomie des montagnes, la verdure des champs et des bois, la forme des maisons et la lumière quand il y fait beau. Bien sûr, la production viticole n’atteint pas dans ces contrées la finesse qu’on peut trouver ailleurs, mais le commerce aidant, il est fort possible d’accompagner les charcuteries locales de vins adaptés à ces mets, à défaut d’être indigènes.
Je comptais passer quelques jours à marcher dans les chemins de randonnée. J’appliquais ce programme consciencieusement, quand l’affaire rebondit.
Seule la presse parisienne accordait encore de l’importance à Hervé Lapouyade, mais elle le faisait avec un acharnement morbide et déplacé. La mort d’un si triste sire ne méritait pas qu’on s’y intéressât si complaisamment. J’étais choqué de constater qu’un souteneur ait pu si facilement au vu et au su de tous, pratiquer son sinistre biznesse, que les services fiscaux ne lui aient jamais demandé des comptes, que les policiers au courant de ses activités ne l’aient pas arrêté plus souvent, bref qu’il ait fallu un père de famille en courroux pour faire cesser un trafic de drogue et de chair humaine.
Au bout de quelques jours de remplissage, le journal m’apprit qu’on avait trouvé une piste.
« La police, enquêtant sur le voisinage de la victime, a pu recouper les témoignages. Il semblerait qu’un individu se soit intéressé à Hervé Lapouyade dans les jours qui ont précédé son exécution.
La voisine de palier de la victime, Marie-José Villarue, a déclaré aux enquêteurs qu’un homme d’une cinquantaine d’années, coiffé d’une casquette, s’était fait passer pour un policier et l’avait interrogée sur son voisin, dont elle ne soupçonnait pas les activités.
-" Je me suis tout de suite méfiée déclare-t-elle – il n’avait pas l’allure d’un inspecteur. D’ailleurs j’en avais parlé à Monsieur Lapouyade le soir même. Il n’avait pas eu l’air de s’inquiéter, mais il m’avait fait décrire l’homme à casquette. Je m’en souviendrais toute ma vie. Il était assez grand, avec une casquette et des moustaches. »
La police suit cette piste et espère mettre rapidement un nom sur ce signalement. Jacques Boron, le sympathique propriétaire du Franc-Bar, proche du domicile de la victime, pense avoir vu lui aussi l’homme à la casquette. En effet, un consommateur correspondant au signalement était resté longtemps devant un verre de bière. « Son comportement m’a intrigué » raconte Jacques Boron, « ici il n’y a que des habitués, celui-là je ne l’avais jamais vu. Des fois un touriste s’arrête, mais c’est plus pour les toilettes que pour boire, et de toute manière, il ne reste pas des heures en terrasse. » La description qu’en fait le cabaretier est des plus nettes : « un homme moyen, entre cinquante et cinquante-cinq ans, il porte une moustache. Il est brun, et est coiffé d’une casquette. Je crois qu’il porte des lunettes. »…
En fait il n’y avait rien d’autre. Je trouvais d’ailleurs cela suffisant, la description étant déjà bien assez claire. Mais je ne m’inquiétais pas plus avant, car le souvenir des témoins – m’étais-je montré imprudent ?- ne tenait que sur les éléments de camouflage que j’avais fournis, et bien malin le policier qui remonterait ma piste.
Je me remémorai mes circuits de ces jours-là, repris la piste dans l’autre sens, comme le ferait un enquêteur, et constatai à chaque fois, que le fil s’interrompait. Même si, par un hasard ou une brillante idée policière, on retrouvait la trace de l’homme à casquette auprès des Lapouyade de Paris que j’avais interrogés, on ne trouverait pas d’autres éléments que ceux déjà établis. On ne trouverait pas l’homme au chapeau dans les hôtels, et au pire, on ne passerait pas de l’homme au chapeau au professeur de province.
Confiant dans mes raisonnements, je coulai quelques jours tranquilles dans les montagnes. Je fis une excursion au Puy de Sancy, où je parcourus le chemin des crêtes que la fin de saison avait rendu quasi désert. Je choisissais mes restaurants du soir avec soin, supputant les plaisirs de la table que les cartes me promettaient, mes limites financières m’éloignant de quelques-unes, et si je m’essayais parfois à quelques exotismes en matière vineuse, je portais souvent mon choix sur des Saint-Pourçain sans prétentions, mais à qui je prêtais une incertaine couleur locale.
Mon séjour fut agrémenté par une aventure avec une touriste allemande que je rencontrai à l’occasion de son jogging matinal alors que je me livrais à une occupation semblable, mais en français. Nous avions cheminé de concert, puis la sueur aidant, pris une douche ensemble et quelques ébats en commun. Les sportives gardent l’avantage de fesses fermes et haut perchées, ce qui est mon goût. Mais comme nous ne communiquions que par l’entremise de nos sabirs anglais respectifs, il ne fut pas très pratique de critiquer la Critique de la Raison Pratique, et notre liaison ne dura pas plus que de raison : elle repartit vers Munich et la bière, moi je continuai encore un peu avant de rejoindre le pineau des Charentes.
Septembre m’atteignit plus au sud, à Campagne-sur-Aude où je chargeai le coffre de mon automobile de quelques bouteilles de Blanquette de Limoux, et je décidai de rentrer chez moi.
Les journaux préparaient la rentrée des classes, la rentrée politique, la rentrée des spectacles, les vacances étaient terminées, la côte atlantique ré-appartenait à ses permanents. L’affaire Lapouyade avait disparu des colonnes, rien ne l’alimentant, les journalistes étaient passés à d’autres meurtres, d’autres guerres, d’autres scandales. Je supposais que les policiers faisaient preuves de plus de persévérance, mais je pensais que rien ne leur permettrait d’avancer. Ce en quoi je me trompais.
Le lendemain de la rentrée des classes, cette date me marquant les saisons bien que je n’en dépendisse plus, je retrouvai ma maison, quelques factures, des tonnes de prospectus, et la télévision qui ne m’avait pas manqué.
Le journal de vingt heures débita le flot habituel de malheurs du monde, j’appris qu’un habitant de l’Alaska avait réussi je ne sais plus quoi – mais je ne sus rien de la vie de ma commune et j’ignorai mes voisins – puis le rebondissement de l’affaire me prit au dépourvu : la police venait d’appréhender un suspect, qui avait été mis en examen.
Je me permis de dire Merde ! et peut-être d’en rester sur le cul.
Qui pouvait-on prendre pour moi ? Ce n’est pas que je me considère comme quelqu’un de si extraordinaire qu’on ne puisse me confondre avec un quelconque quidam de mon acabit, mais la situation me semblait malgré tout assez exceptionnelle pour que je me trouvasse troublé de ce qui advenait à un tiers innocent.
Ma propension à la grossièreté augmentant avec la gêne et l’embarras, je jetais quelques Nom-de-Dieu ! et autres noms d’oiseaux, et écoutais la suite du commentaire. Bien sur, je restai sur ma faim, le présentateur passant à autre chose, le sport ou le loto sportif, puis nous souhaita une bonne fin de soirée.
Je me précipitai le lendemain sur les journaux, l’information n’ayant pas été digne de figurer dans France Info, et je trouvai dans les quotidiens parisiens quelques indications complémentaires.
Pierre Bouchut, originaire d’une petite commune de la Somme, avait été appréhendé à son domicile parisien par la brigade criminelle et inculpé par le juge Van Rosbeck, chargé de l’enquête.
L’article s’emmêlait un peu sur les termes judiciaires, mais, à la décharge du journaliste, la réforme était trop récente pour que la notion de mise en examen recouvrît une réalité très différente de l’inculpation antérieure.
On apprenait, en recoupant les divers journaux, que Pierre Bouchut avait eu un litige avec Hervé Lapouyade, dans les jours précédant le crime, à propos d’une péripatéticienne de l’amour, sur laquelle précédemment il exerçait ses talents de protecteur, et que le mort prétendait prendre en main dorénavant. Pierre Bouchut était présenté comme un individu louche, vivant de coups à la petite semaine, plus apte à une bagarre de comptoir, qu’à une véritable exploitation des capacités des femmes.
Sa photo dans le journal donnait à voir un individu d’âge indéterminable, en tout cas supérieur à ce qu’avouait l’état civil, cinquante-deux ans, et s’il portait bien une casquette, mais d’un goût douteux, et une moustache qui s’avérait plus authentique que celle de Groucho Marx, je ne vis pas comment il était possible, même de loin, de lui trouver un air de famille avec moi. Mais il faut croire que si, puisque la voisine de Lapouyade “me” reconnaissait. Un peu vexé malgré tout, je bénis les témoins de leur fantaisie et me donnai un délai avant de décider de la conduite que je me devrais de tenir.
Bien m’en a pris : le temps, comme il le fait parfois, se chargeant de trouver la solution adéquate.
J’appris par la presse des jours suivants que le dénommé Bouchut avait été mis hors de cause, un alibi de première catégorie l’innocentant durablement de ce forfait-là. Ça m’allait bien.
Je n’eus pas d’autres alertes dans le mois de septembre, et je repris le cours de mes activités antérieures. Je gardai cependant de l’épisode Lapouyade l’habitude de l’entraînement physique. J’allais par moments à la salle de gymnastique me refaire quelques muscles, mais sans qu’une périodicité ne s’installât et, sur le même mode, mes relations avec Christine reprirent à nos satisfactions respectives, les rendez-vous épisodiques semblant nous convenir à tous deux. La douceur du climat et la beauté habituelle de l’arrière-saison m’incitaient à jouir de la vie, libéré de ce sentiment d’incomplétude qui m’avait accompagné depuis la mort de ma fille.
Mais en octobre, tout changea.
***
Vers le début du mois d’octobre, quand après quelques pluies et parfois quelques gelées matinales, on profite sur la côte de la douceur qui traîne en longueur et des journées où le soleil fait croire encore à l’été, je commençai à m’ennuyer, alors que jamais de ma vie, ce sentiment ne m’avait importuné.
J’avais, je crois, toujours trouvé dans le spectacle du monde, la lecture de livres et revues variées, la fréquentation des galeries d’art, la pratique d’activités sportives, et tout simplement ma vie familiale et, peut-être un peu ma vie professionnelle, de quoi me nourrir l’esprit. C’était avec curiosité, où se mêlait un brin de condescendance, que je constatais les ravages de l’ennui chez autrui.
Voila que j’y succombai. C’était ennuyeux ! Il importait d’y porter remède au plus tôt. Encore fallait-il connaître le pourquoi de cet ennui, alors que mes activités n’avaient pas vraiment changé.
Je ne suis pas particulièrement porté sur la psychanalyse, pas plus sous sa forme officielle que ses divers avatars, et mon Moi profond pouvait bien rester enfoui, je m’en battais l’œil et m’en moquais comme de ma première chemise. Cependant, aussi réfractaire soit-on, il faut parfois se faire violence et sans céder à la mode plus que de raison, je trouvai nécessaire de faire un certain travail sur moi, pour oser une terminologie technique.
Mais bernique ! Je ne fus guère plus avancé après m’être pris la tête une petite heure, et de plus, je m’ennuyais en cherchant le pourquoi de mon ennui. J’arrêtai les frais, et me convins avec moi-même que les bonnes vieilles méthodes avaient sans doute du bon, et je me mis à faire un peu la fête.
Mais comme je ne prise guère de me saouler, considérant que ça gâche le plaisir de boire, comme je supporte peu le bruit, que la conversation de nombreuses personnes me tape sur les nerfs, et que l’âge ne nécessite plus une recherche effrénée des prouesses sexuelles devenues moins pressantes, ce remède-là n’apporta pas la solution que j’espérais.
Il est difficile de dire ce qu’est l’ennui. Mais je constatai que je ressentais, même quand je m’adonnais à des activités qui jusqu’alors m’avaient comblé, une impression de vide. Après la mort de ma fille, puis dans les mois qui avaient suivi la disparition de mon épouse, une impression similaire m’avait par moments touché. Mais ce ne furent que des moments que j’attribuais à mes deuils récents.
Là, hélas ! ça durait.
Comme je ne suis pas homme à me morfondre, je pris le taureau par les cornes et m’organisai des petits voyages.
Bordeaux n’étant pas loin, j’y fis un saut, histoire de voir si on s’amuse mieux ailleurs que chez soi.
Je trouvai le moyen de garer mon automobile relativement près du centre, le long d’un trottoir sans parcmètres, où pourtant le stationnement n’était pas interdit. Un évènement pareil vous égaie une journée, aussi fut-ce d’un pas léger que je me baguenaudai dans la ville. Comme rien de particulier ne commandait mes pas, je fis un tour dans le jardin public, poussai jusqu’au cours de la Martinique où j’y connaissais une galerie, puis, évitant de mettre les pieds aux Entrepôts Lainé, revins par les Quinconces, vers le Grand Théâtre. Comme j’avais le temps, je décidai de descendre vers la place du Parlement, où quelques bouquinistes et quelques galeries s’étaient installées. De toute manière, il y avait un certain nombre de restaurants dans ce quartier, et la soirée qui venait nécessiterait que je m’y rende, car je ne vis pas uniquement de l’air du temps.
Je commençai à descendre la rue Sainte-Catherine, mais il y avait beaucoup de monde ; aussi tournai-je à gauche à la première rue, puis à droite dans une rue parallèle à l’artère centrale de la ville, pour rejoindre le quartier qui m’intéressait. Comme je n’avais pas mis les pieds à Bordeaux depuis quelques années, j’avais oublié que justement c’était l’équivalent de la rue Saint-Denis parisienne. Elle est sordide, les façades sont noires de crasse, et aux pieds des immeubles anciens qui mériteraient un programme de rénovation, fleurit la prostitution. Ce n’est pas le seul endroit, il est difficile de se promener dans Bordeaux qui porte bien son nom, et garder ses illusions sur la prééminence de l’amour fou.
Je fus comme de bien entendu, accosté, on me fit des propositions que je rejetai d’un haussement d’épaule, on m’injuria, mais comme on n’élimine pas les chalands dans lesquels on recrute la clientèle, je sortis sans difficulté de cet apparent coupe gorge.
Si moi je ne craignais rien, il n’en était pas de même de la femme qu’un homme rouait de coups. La femme portait l’uniforme des filles de la rue, short au ras des fesses, poitrine sur un plateau, talons échasses, lèvres au minium, et le tout à l’avenant. Lui, avait tout du salaud de cinéma : gueule de raie, chaussures trop chic, costard rupin, gros bracelet doré, chevalière voyante à cinquante mètres. La fille avait pris un méchant coup qui l’avait envoyée à terre, et la brute continuait à frapper. Personne ne semblait vouloir intervenir, mais tout le monde regardait. Je n’osais pas me mêler de cette affaire, j’avais appris que les couples qui se disputent font la paix sur le dos des samaritains. Je passai mon chemin, bouillonnant de colère contre la brutalité, contre la passivité des passants, et un peu honteux de mon comportement pusillanime.
L’épisode m’avait gâché la soirée, je trouvai peu de plaisir à flâner dans le quartier, les galeries me paraissaient encore plus nulles que d’habitude, le repas fut exécrable, le vin n’avait de Bordeaux que le prix, et l’hôtel que j’avais trouvé rue Molière, s’avéra bruyant et inconfortable.
Mais je pris une décision.
J’allais tuer des proxénètes, puisque personne ne voulait s’occuper de ces individus, ces salauds, ces dégueulasses, ces ordures, ces pourritures. Les mots me manquaient pour exprimer le ressentiment qui m’agitait et la hargne qui m’avait pris.
Mais la raison fut malgré tout la plus forte et, évitant de me laisser aller à une colère légitime, mais mauvaise conseillère, je tirai des plans sérieux, j’analysai la situation, pesai les éléments, considérai les données du problème, et avec rigueur, échafaudai une combinaison logique pour rendre la société plus salubre, sans que des conséquences fâcheuses s’ensuivissent pour moi. Car la police n’est pas bête, et il faut se prémunir contre ses réelles capacités.
Je ne me précipitai pas comme un imbécile sur le premier fusil venu pour buter le maquereau que j’avais vu la veille dans ses œuvres. La nuit avait porté conseil et j’avais échafaudé un système rigoureux, mettant à profit mes connaissances en théories des probabilités, en combinatoire et en logique.
Bien sur, je me suis demandé si j’étais devenu fou. J’avais suffisamment conscience de ce que mon projet sortait des normes, et que les tueurs en série s’avèrent être la plupart du temps des désaxés, pour devoir me poser la question. Mais en analysant sans complaisance ma situation, je devais conclure que je ne l’étais pas.
Tout d’abord, un motif personnel solide pour tuer pouvait m’être trouvé : une vengeance naturelle à accomplir. Bien que dans nos pays le code de l’honneur n’exige plus une mort d’homme à tout bout de champ, il reste en chacun un peu de ces élans qui ont fait écrire la loi du talion. Un comportement qui relève d’une cause admise est peut être condamnable dans la loi du moment, mais il n’est pas fou.
Il existait de plus un devoir moral : les souteneurs sont des esclavagistes, j’en avais encore eu un exemple la veille, et l’esclavage est contraire à la déclaration des droits de la personne humaine. De plus, quand les forces de l’ordre ne sont pas suffisantes, les citoyens se doivent d’intervenir, c’est le fondement de la démocratie.
D’autre part, je constatai que mes capacités de raisonnement demeuraient intactes. Mes actes quotidiens n’étaient pas perturbés, et la logique de mes préparatifs, l’adaptation des solutions au problème posé, tout me confirmait que si folie il y avait, elle n’était pas de mon fait, mais plutôt à rechercher dans les dérèglements de cette société qui tolérait que des proxénètes tinssent le haut du pavé.
Je gardai toutefois en réserve cette hypothèse de la folie, pour le cas improbable où je serais pris. Non pas que cette occurrence me réjouît, mais il faudrait être ignorant pour confondre peu probable et impossible, l’inverse seul étant vrai : si on joue trop souvent, l’improbable devient certain. C’est la dure loi des grands nombres.
Néanmoins, je ne m’appesantis pas plus avant sur cette éventualité qu’il serait toujours temps d’étudier le cas échéant. Il est un temps pour le pessimisme, et un temps pour l’action. Celui-ci était d’actualité.
Il n’est pas exagéré de dire que je projetais, non pas un crime parfait, mais une suite de crimes parfaits. Un seul assassinat impuni est à la portée de tout un chacun, mais plusieurs, ça ! Ce n’est point par prétention que je cherchais à réaliser des crimes de bonne qualité ; seul me guidait le désir, après tout bien légitime, de n’être pas pris. Et comme pas vu, pas pris, je fis mien cet adage et la première des précautions. L’invisibilité devenait une vertu cardinale et un impératif permanent. Mais pour l’heure, un plan d’ensemble était nécessaire et je l’échafaudai grossièrement dans ma tête, me réservant l’étude des détails pour plus tard.
Continuer un voyage ne s’imposant plus, je regagnai ma maison pour mettre au point mes plans d’action. Mon voisin me fit, un matin où nous nous croisâmes, la remarque que j’étais souvent en ballade.
— C’est tout l’avantage de la retraite », lui répondis-je.
— C’est vrai, vous auriez tort de ne pas en profiter. Moi avec mon boulot, je suis toujours un peu coincé », rétorqua-t-il un tantinet envieux.
— Vous aussi pourtant vous faites souvent des voyages », glissais-je avec un brin de malice. Il faut dire qu’il est des C.RC.R.S.
— C’est pas souvent une partie de plaisir », soupira-t-il.
Il avait l’air bien ennuyé de son travail. Moi, en revanche, je ne m’ennuyais plus, occupé à concocter mes propres méthodes du maintien de l’ordre.
La leçon du premier assassinat m’indiquait la démarche à suivre : des victimes sans relations avec moi, des armes à la portée de tout un chacun, des lieux où je ne serais pas en tant que Moi, et j’ajoutai : des meurtres sans liens entre eux.
Pour les armes ce fut simple. Je dressai une liste de divers moyens permettant d’envoyer son contemporain ad patres, et c’est avec surprise que je m’aperçus que rien ne se révélait plus simple. Avec une corde, on obtient une strangulation ; avec de la mort-aux-rats qui s’achète n’importe où on obtient une décoction très efficace ; mais des cachets pour dormir, avec beaucoup d’alcool, vous font tout aussi bien un bouillon de onze heures de qualité irréprochable : un couteau de cuisine, un hachoir, un rasoir, une fourche à foin, une fouine de pêcheur à pied, une tronçonneuse, une seringue pleine d’air pour déclencher l’embolie, une aiguille à tricoter qu’on enfonce dans l’oreille, un mol oreiller de plume qu’on bourre dans la bouche et qui étouffe, tout ce qui tombe sous la main, avec un peu de réflexion imaginative, tout peut devenir une arme mortelle. Il suffit que les conditions s’y prêtent.
Ayant ainsi établi une liste, que je ne déposai point chez un notaire – un peu de discrétion ne nuit pas – je savais qu’il me suffirait le moment venu de tirer une arme au hasard et de m’en servir exclusivement pour une seule exécution.
Pour les dates, il me fallait là encore faire confiance au hasard. Mais un vrai. Chacun sait que sans une méthode pour l’obtenir, on se retrouve avec une série qui obéit à une règle inconsciente, mais réelle, liée à la personnalité de celui qui croit agir comme il dit, au hasard. Je ne me montrai point si naïf, et pris bien soin de trouver un système fiable, pour me garantir du choix inconscient.
Restaient les villes. Un peu de réflexion m’amena à réduire mon champ d’action aux agglomérations de plus de cinquante-mille habitants, estimant que là surtout, les proxénètes sévissaient.
Les Tableaux de l’Économie Française, annuaire économique de l’Insee, paraissant fiables (cet organisme ayant bonne réputation), je m’en servis pour obtenir la liste de ces localités. Le classement datait un peu, mais ça n’avait pas d’importance pour l’usage que j’en avais. Il y avait cent-seize noms de ville, de Paris à Bastia, de plus de neuf-millions d’habitants à cinquante-deux-mille. Lancer les dés pour obtenir la cité où commencer fut ma première idée, mais il m’aurait fallu des dés à dix faces. C’était difficilement trouvable, et je ne conçois pas comme nécessaire d’être maniaque. Dix faces c’était beaucoup, deux suffiraient pour un premier tri. Je partageai ma liste en deux : “face”, pour les noms numérotés de un à soixante, “pile” pour ceux de soixante et un à cent-seize.
Je lançai la pièce : face. La moitié s’éliminait.
La liste des soixante noms restants se décomposait en six dizaines. Je revins aux dés et en fis rouler un, chaque face correspondant au chiffre de la dizaine. Le six sortit. Mon choix allait donc se porter sur une ville classée de la cinquante et unième position à celle qui tient le rang soixante. Je mis dans une boite les dix cartes de cœur numérotées de l’as au dix, secouai le tout, fermai les yeux, plongeai la main dans la boite, sortis une carte que je posai devant moi et j’ouvris les yeux.
La carte était à l’envers.
Je la retournai : DIX !
J’étais excité comme si ça avait de l’importance, mais une ville ou une autre, en réalité, le choix était équivalent. Seule la méthode, par sa rigueur scientifique, présentait un intérêt.
Quoi qu’il en soit, je n’avais plus qu’à compter jusqu’à soixante et obtenir la ville correspondante, ce qui était dans mes capacités, bien entendu.
Mon doigt suivit les lignes : Perpignan… Amiens… Thionville… Maubeuge, Calais, La Rochelle.
La Rochelle !
Le hasard faisait si mal les choses que j’en restai baba. Mais non, je ne m’étais pas trompé. C’était bien ma ville que le sort me désignait.
***
Que le hasard me joue des tours, rien de plus naturel, mais à ce point, c’était un coup du sort qui me laissait perplexe. Comment respecter la prudence la plus élémentaire en mettant contre moi dès le départ un élément aussi contraire ?
J’étudiais la situation, et en conclus que la règle devait être modifiée. Ou bien on jouait au hasard, et il fallait en accepter les résultats sous peine de risquer une erreur, ou bien une autre loi aussi fiable le remplaçait. Je me résolus à cette deuxième solution, non sans quelques hésitations, mais il me sembla que ce ne serait pas en cours de route qu’il faudrait changer le modus operandi.
Je cherchai dans l’arsenal mathématique un système simple mais rigoureux qui n’engendrerait pas une impression de série perceptible à un observateur, et qui m’assurerait de ne point me laisser aller à des constantes de comportement inconscientes.
Mon choix se porta sur la « suite de Fibonacci » que je connaissais bien et qui me sembla correspondre aux critères que je tenais à respecter.
La suite de Fibonacci, du nom du mathématicien italien du Moyen Âge qui l’a formulée, est une suite de nombres, dont chacun est la somme des deux qui le précède, les deux premiers étant définis : zéro et un. On trouve alors comme troisième terme : zéro plus un, soit encore un, puis deux (un plus un), trois vient en tant que somme de deux et un, puis deux et trois font cinq, etc. Les premiers termes de la suite de Fibonacci sont donc, dans l’ordre : zéro, un, un, deux, trois, cinq, huit, treize, vingt et un… Aucune régularité cyclique susceptible d’amener un esprit policier à lier les différentes villes entre elles.
J’attribuai le terme zéro, au lieu de mon premier meurtre. Paris fut donc le centre. La suite allait me fournir la distance séparant Paris de la prochaine ville d’intervention. Je comptai en centaines de kilomètres. La première ville serait donc à cent bornes de Paris. Je consultai une carte.
À l’aide d’un compas, je traçai un cercle correspondant à cent kilomètres à vol d’oiseau. Quatre agglomérations se positionnaient à peu de choses près sur cette ligne : Rouen, Orléans et Amiens par excès, et Chartres par défaut. Je me trouvai un instant embarrassé, n’ayant droit qu’à deux assassinats dans un rayon de cent kilomètres autour de Paris. Je dus recourir à un stratagème vis-à-vis du père Fibonacci, mais très simple, car le vieux truc du pile-ou-face me resservit encore. Pile au nord de Paris, face au sud.
Comme dans la guerre de sécession les nordistes l’emportèrent. Je n’eus plus qu’à les départager par un tirage complémentaire. Ce fut Rouen qui verrait son cheptel de souteneurs réduit d’une unité. Je départageai les sudistes pareillement, et Orléans rejoignit Rouen dans le club fermé des villes où j’officierai.
Rouen était le premier lieu à venir.
Il me fallait l’arme et la date.
J’avais établi une liste numérotée de trente-sept armes possibles. N’ayant pas chez moi d’appareillage idoine, je me rendis un soir au casino de Chatelaillon et regardai le croupier lancer la roulette. Je notai soigneusement les dix premiers coups. Huit numéros différents sortirent. Je les appliquai à ma liste, et j’obtins les armes meurtrières pour mes huit prochaines sorties. Il serait toujours temps de revenir pour la huitaine suivante. Aucune arme ne posait de difficulté majeure d’approvisionnement, sauf le pistolet. Mais j’avais le temps, puisque ce serait pour la cinquième opération.
Tant que j’étais là, j’en profitai pour jouer à la machine à sous. Toutes étant occupées, je pris mon mal en patience, et observai les joueurs, mais surtout les joueuses, dont certaines fort avenantes. L’une d’elle, pas laide à défaut d’être de prime jeunesse, les jambes bien faites et l’œil intelligent, s’acharnait sur ce pauvre bandit manchot, mais il ne voulut rien savoir, et continuait à avaler ses pièces de dix francs, sans faire mine de vouloir un jour dégurgiter le moindre sou. En désespoir de cause, d’un air dépité, elle abandonna, non sans manifester son humeur d’une gifle donnée à l’appareil ingrat.
Je m’installai à la place libérée, et au bout de trois coups, je ramassai le Jack-pot, au grand dam de la dame qui n’avait pu se résoudre à s’éloigner. Ramassant la coquette somme ainsi allouée à ma poche, j’invitai ma devancière à la manger en ma compagnie. Elle accepta, et après avoir changé les pièces en billets moins encombrants, nous allâmes dans un restaurant de Chatelaillon où j’y savais une cuisine raffinée dans un cadre sympathique. Bien m’en pris, ce fut un fort bon repas qu’un frais Pouilly-Fuissé arrosa gentiment, ma compagne se montra spirituelle et je fis de mon mieux pour être à la hauteur.
La nuit fut, et après quelques tangos au Casino, l’amour aussi, ou du moins ce que l’on fait sous ce nom.
Ayant pour cette nuit, élu domicile chez la dame, je quittai Arlette (n’était-il pas temps de vous dévoiler son nom ?) qui se prélassait au lit, un sein encore beau peu couvert par le drap de satin – c’était raffiné chez elle – et rentrai chez moi dans le courant de la matinée, pour compléter mon plan de bataille.
Me restait à déterminer le jour du saigneur.(Je me permets ainsi de temps à autre, pour mon usage personnel, des jeux de mots d’un gout douteux, mais ça ne fait de mal à personne.)
Connaissant la date du jour grâce à un éphéméride que j’effeuille quand j’y pense, je cherchai un moyen pour établir celle du petit travail qui m’attendait à Rouen. Avisant sur ma table de bureau, une calculette scientifique, je fis quelques essais. Je dus reconnaitre que la méthode la plus simple serait la meilleure, et lançai le programme de nombres aléatoires. Je limitai le choix à deux chiffres, ne tenant pas à ce que les choses traînassent par trop en longueur. Je m’accordai ainsi un délai maximum de trois mois, ce qui semblait raisonnable si un minimum de résultats devait être atteint dans l’année. J’espérai que la productivité qui me serait imposée par la machine ne s’avèrerait pas trop importante. Non aux cadences infernales, que diable !
Trente-trois fut le verdict de la puce en boite.
— Bon, ça ira », admis-je.
Comme nous étions alors aux vendanges, il me faudrait accomplir mon ministère fin novembre, le vingt-huit. Il faut vraiment avoir besoin d’aller à Rouen, pour faire le voyage à cette époque de l’année !
L’arme qui m’échut par la combinaison de la roulette du Casino et ma liste ordonnée par ordre alphabétique, nécessitait un minimum d’entrainement : flèche.
Le mode de propulsion du trait n’était pas spécifié, je pourrais tout aussi bien utiliser un arc, une arbalète, une sarbacane, ou encore l’enfoncer de ma main dans le corps du barbeau.
Il y a à La Rochelle, sur une zone commerciale périphérique, un marchand spécialisé en archerie. J’allai y jeter un coup d’œil, repérai un engin propice à mes desseins, dis que j’allais réfléchir, n’étant pas certain d’aimer le tir à l’arc, et fis le voyage à Nantes pour me procurer un pistolet-arbalète.
C’était un engin fort ingénieux, léger, tout en aluminium brossé, destiné à une utilisation ludique car peu puissant, sa portée pratique étant inférieure à cinq mètres. À cette distance, il fournissait une excellente précision de tir, mais comme il était prévu pour l’usage des jeunes, on le vendait sans précautions particulières.
Sa taille réduite par rapport à un arc, même à poulies, me sembla de bon augure pour un tir discret en pleine ville. En effet, il ne pèse que 485 grammes, pour une longueur de 24 centimètres. Les flèches sont en fibre de carbone de 3,3 millimètres de diamètre et 16,2 centimètres de long.
Rentré chez moi, je fabriquai une paillasse de fortune au fond de mon garage, et m’entrainai sur une cible humaine dessinée sur un carton. Je camouflai mon installation d’un vieux couvre-lit, afin qu’un passant ne la puisse remarquer quand la porte resterait ouverte le temps de sortir ma voiture ou de la mettre à l’abri.
Avec le temps, j’arrivai à une précision honorable, surtout au tir à deux mains, grâce auquel je mettais régulièrement plusieurs flèches dans le même trou.
Néanmoins, l’arme ne me satisfaisait pas entièrement, sa puissance trop faible ne permettant pas un transpercement de la cage thoracique : à dix mètres par exemple, une simple boite en carton suffisait à arrêter la course de la flèche. Ce n’était pas avec ça qu’un représentant de la confrérie des marchands d’amour passerait du côté des steaks pour ver de terre.
Mais je ne m’ennuyais plus. Les préparatifs, le soin à apporter au détail, la légère excitation qui me prenait quand je pensais à la date du vingt-huit novembre, et ce sentiment d’orgueil que je n’aimais pas beaucoup, mais qui m’emplissait par moments, tout cela avait fait s’évanouir cet ennui qui m’avait, sinon accablé, du moins chagriné naguère.
Il fallait remédier à la faiblesse de mon arbalète de poing. L’appareil me parut suffisamment bien construit pour supporter une lame de ressort plus forte. Je cherchai une solution, et c’est dans un magasin d’accessoire pour bateau, que je fis l’achat d’une lame de fibre de carbone dont je ne vis pas l’usage sur un voilier. Comme je n’avais pas de voilier, je m’en moquai, pourvu qu’elle servît mes desseins.
Un peu de travail à l’établi. J’amincis ma trouvaille pour lui donner des courbes parallèles à celles de la lame d’origine, et je la montai en double sur la platine. Je fis quelques essais, il y eut nécessité de réduire la longueur du doublon et, après tâtonnements, j’arrivai à un résultat qui me parut satisfaisant. La corde était dure à tendre, mais le poids à appliquer sur la gâchette pour faire partir le carreau n’avait guère évolué et restait autour des deux kilos, ce qui évitait tout déclenchement intempestif, sans pénaliser le tir.
En revanche, la force de pénétration devenait redoutable, et je préférais me trouver du bon côté, côté crosse. La précision, quelquefois capricieuse d’origine, était devenue un peu fantasque, la flèche déviant parfois au départ sans prévenir. Je ne trouvai pas la cause de cette indépendance passagère, mais ne pouvant recourir aux services d’un spécialiste, je me contentai du résultat obtenu.
Ces préparatifs ne m’occupant pas à temps plein, j’avais parfait ma forme physique grâce aux soins conjugués qu’on me prodiguait au gymnase, et ceux dont Arlette voulait bien de temps en temps me combler. J’étais un peu en froid avec Christine dont le gout exagéré des nourritures macrobiotiques me gâchait les repas pris en commun. C’était un peu vieux pour devenir Don Juan, mais depuis que je m’étais mis à éliminer mon prochain, j’avais gagné quelque chose qui augmentait mon charme auprès des femmes. À moins que je ne me sois jamais rendu compte auparavant de cette capacité ; à moins encore que ce soit pareil pour tout un chacun, et qu’il suffise d’être disponible.
Le mois de novembre basculait vers sa deuxième moitié, il me fallait partir en reconnaissance, pour ne pas rater le coche. Car si j’avais la date, la ville et l’arme, il me manquait encore la cible. Rouen étant une grande ville, je ne doutais point qu’elle fut giboyeuse et que l’espèce que je chassais ne proliférât dans ses parages.
Il me fallait préparer le terrain, et je partis revoir la Normandie. Le camping n’étant plus de saison, je logeais quelques jours à Honfleur, où un hôtel me fis un prix d’arrière saison pour un confort de bon aloi. Ma chambre donnant sur le port, et étant située au sixième étage, (au quatrième seulement du côté rue) je profitais d’une vue sur la ville, la Seine à ma gauche, et la campagne au loin, rayée du nouveau pont à péage, qui déverse le week-end, les havrais sur ce bord-ci du fleuve. Le matin, après un petit déjeuner où le café crème était vraiment crème, je m’absentais pour la journée, et filais à Rouen.
Je ne pris pas beaucoup de précautions de camouflage, me contentant d’un chapeau vert en toile molle et d’un imperméable de couleur semblable que je ne portais jamais, et surtout pas à Honfleur où j’en arborais un autre, d’un blanc particulièrement voyant dans cette région, où les habitants portent moins de couleurs que vers chez moi.
Je repérai sans difficultés les points chauds de Rouen, mais ne voulant pas trainer outre mesure dans ces rues, trouver les personnes visées présentait des difficultés. Il ne s’agissait pas de se tromper, et de confondre un client d’un protecteur. Et comme les clients appartenaient à n’importe qu’elle couche de la société, je ne pus me fier ni à l’allure, ni aux habits, ni même au comportement. Les discussions entre les hommes et les filles étaient variées, les tons de voix, tour à tour discrets ou bruyants, pouvaient tout aussi bien être le fait des uns ou des autres.
Un espionnage poussé m’aurait permis de faire le tri entre le bon grain et l’ivraie, mais la prudence ne me permettait pas de passer plus de deux fois dans une rue, ni de stationner sans attirer l’attention.
Changeant mon fusil d’épaule, je me rendis à la bibliothèque municipale, et je consultai les journaux des derniers mois. La vie et les avis des hommes politiques du cru me laissaient indifférent, les évènements internationaux pareillement, je concentrai mes recherches sur les faits divers et les comptes rendus des séances du tribunal.
Au bout de deux heures, je trouvai mon bonheur. Le journaliste s’indignait, en ironisant sur la justice, de la libération d’un parrain local, bien connu pour ses intérêts immobiliers dans certaine rue du vieux Rouen. Poursuivi pour proxénétisme immobilier, il avait dû être relâché, faute de preuves. Le journaliste insinuait que non seulement celui qu’on appelait Papa dans certain bar bien connu, fournissait le toit, mais qu’il contrôlait aussi le cheptel.
Une photo, bonne pour un journal, accompagnait l’article. Je ne déchirai pas la page, évitai de demander une photocopie, mais pris quelques notes et me forçai à mémoriser les traits du truand.
Le lendemain, je passai dans la rue, repérai l’immeuble, situé à proximité du carrefour qui marquait la limite du secteur. Sur une petite place à cinquante mètres de là, l’ambiance plus familiale me permit de m’asseoir sur un banc. Je contrôlais ainsi les allées et venues. Un ébéniste s’acharnait à maintenir sa boutique, alors qu’autour plusieurs artisans avaient définitivement plié bagage. Les vitres de leurs échoppes étaient recouvertes d’affiches, mais avaient résisté. Les portes n’avaient pas été forcées. Le quartier se défendait encore. De l’autre côté de la place, une improbable épicerie offrait des fruits et des légumes sur un étal de trottoir. Après avoir fait mine de lire un journal, avoir émietté un quignon de pain trouvé sous le banc pour les pigeons qui s’en fichaient un peu, je me levai pour donner le change aux yeux curieux, et partis bredouille. Je me cognai à l’angle de la rue qui mène vers la cathédrale à un homme dans mes ages. Habillé simplement, d’un pantalon de velours et d’une veste en cuir sur un chandail de laine.
— Excusez-moi » fis-je machinalement.
— Je vous en prie » me répondit-il d’une voix aimable.
Nous jouâmes ridiculement à faire en même temps un pas de côté pour laisser passer l’autre jusqu’à ce que je m’arrêtasse et qu’il pût poursuivre son chemin. C’était lui. Pas de doute, c’était lui.
***
Il passa son chemin, et je ne sus que faire. J’avais sous estimé la difficulté que représentait le choix de la victime. Les mathématiques ne m’étaient d’aucun secours, je sortais de ma spécialité. C’était là un travail pour enquêteur, ce que je ne voulais ni ne pouvais devenir. Il aurait fallu mener une filature, pour déterminer le domicile, faire des planques pour connaître les trajets, les habitudes, traquer la bête et sonner l’hallali quand le moment aurait été venu.
Mais si on change avec le temps, on ne se refait pas, et James Bond c’était quelqu’un d’autre. Je regardai ma montre, et vis que j’avais encore le temps de me rendre à la bibliothèque. Je redemandai à consulter les collections de journaux des mois précédents. On ne me demanda ni le pourquoi ni le comment de cette démarche. Je pus à loisir, dans le silence bienfaisant de cette institution, me replonger dans l’histoire de la pègre locale. En remontant assez loin, je trouvai mention d’une société et de son adresse. C’était dans les beaux quartiers semblait-il, d’après le ton du journaliste. Je cherchai encore une heure, mais fit chou blanc. Force donc m’était de me contenter de mon maigre résultat.
Il pleuvait bien sur quand je sortis de la salle de lecture. Il faisait très sombre, le ciel était couvert, la pollution veillait, la pluie assurait sa fonction, la mi-novembre jouait son rôle d’automne blafard. Sale temps.
J’ai toujours le cafard à cette saison, la passer en Normandie n’était pas bien malin, mais le sentiment qui me portait à accomplir ma mission m’empêchait de me livrer à ce penchant chagrin.
J’avais quand même un début de piste, avec cette adresse. Il me fallait l’exploiter au mieux. Je repris mon auto que j’avais laissée dans un parking sous terrain, et me rendis dans le quartier ouest. Je trouvai la belle avenue que je subodorais. Je passai devant la maison, ma foi une belle bâtisse du genre urbain fin dix-neuvième, au toit d’ardoises très pentu dans lequel l’architecte avait logé deux étages. Le reste de l’avenue était à l’avenant, respectable et discret.
— Si c’est là qu’habite le dénommé Papa », songeais-je « il doit y en avoir des compromissions dans certaines sphères. »
Ne pouvant stationner ici sans qu’on me repérât, je poussai outre et trouvai une place un peu plus loin dans le parking d’un petit centre commercial où je fis l’achat d’un parapluie pliant, et m’éclipsai vers l’artère chic que je voulais revoir. Elle était plus éloignée que je ne l’avais estimé au volant de mon automobile. Je l’atteignis malgré tout, et abrité sous mon parapluie, engoncé dans mon imperméable qui me cachait le bas du visage, le chapeau vissé sur mon crâne chauve, je me risquai à stationner aux alentour de la bâtisse dont le journal m’avait fourni l’adresse. Une plaque de cuivre sur la façade attira mon attention : « Meublex, société immobilière 2e étage ». C’était bien ça. Je patientai encore un peu aux alentours. Rien ne dénotait une activité au second où pas une lumière ne brillait, alors que les autres étages semblaient habités. Le rez-de-chaussée abritait un avocat, le troisième avait des rideaux comme un appartement, laissant deviner des plantes vertes, une ombre féminine passait de temps à autre devant les fenêtres, les étages dans les combles semblaient vides.
Enhardi par le calme des lieux, je jetai un coup d’œil sur les boites aux lettres. J’y voyais mal, n’étant équipé ni d’une lampe de poche ni de briquet (Songer à se munir d’une mini torche électrique) mais la lueur d’un providentiel réverbère me permit toutefois de deviner que l’appartement du troisième était bien celui de Pierre Micheville, connu en d’autres lieux sous le doux nom de Papa.
— Bon. Voila un point d’acquis. Il habite là, se rend au centre-ville pour ses affaires, il doit avoir une voiture. »
Je retournai à la mienne, le trajet en fin de compte n’était pas si long que l’aller m’avait semblé. Je m’achetai un kilo de raisin et une plaque de chocolat au Calvados, pour justifier mon temps de parking.
— Vous êtes de passage » me dit le tenancier du Codec.
— Oui je visite la région. »
Voulant paraître aimable, j’enchaînai:« je passe quelque temps à Cabourg chez des amis, mais comme il ne fait pas un temps à se baigner, je visite les musées.
— C’est un temps de saison. Il fait peut-être plus beau chez vous » répondit d’un air sagace l’épicier qui tint à m’assurer qu’il aimait beaucoup l’ile de Ré où il avait passé des vacances il y a quelques années. Il avait donc repéré ma voiture et son numéro 17.
Nous échangeâmes encore quelques banalités du même tonneau, et sur la certitude partagée qu’il ferait bien beau un jour ou l’autre, je regagnai ma Renault, et à son volant, Honfleur. Le ballet des essuie-glaces, quoique monotone qu’il fut, ne m’empêchait pas de réfléchir à ce qu’il convenait de faire les jours suivants.
Je changeai d’imperméable avant d’arriver, pliai le vert dans un sac, que j’emportai à l’hôtel. J’étendis le vêtement dans la douche pour qu’il perdît de l’humidité, et ressortant sous la pluie, j’allais à cinquante mètres de la Maison de la Lieutenance, me mettre les pieds sous la table. Comme j’étais déjà venu une fois dans la semaine, on me reçut comme un habitué, me proposant la table que j’avais occupée, et je dus convenir qu’il ne faisait pas beau mais que c’était normal pour la saison. Je pris une soupe de poisson, parce que j’aime bien ça, et qu’il ne faisait pas beau, puis une escalope à la crème, parfaite. Le plateau de fromages s’ornait de la trilogie normande : Camenbert, Livarot, Pont l’Evèque. J’y fis honneur, car il est difficile quand on est seul d’avoir chez soi ces merveilles à point. Je n’avais pas vu à la carte un vin qui s’harmonisât avec ces trois plats, je m’étais rabattu sur du cidre. Sur les conseils, à l’usage avisés, du patron, j’avais bu une bouteille fermière, et bien que cidre et fromage soit un mariage exotique pour ma pomme, je m’en satisfis sous l’œil attentif du patron qui n’était pas bousculé par un trop plein de clientèle.
Une bonne nuit pour porter conseil, un petit déjeuner sympathique, et hop ! bientôt huit heures, je fis mes adieux à l’hôtelier, qui m’informa que la météo annonçait une amélioration sur la Manche, et retournai à Rouen. J’allai remiser ma voiture au même parking souterrain que la veille, choisissant soigneusement ma place et m’en allai visiter, effectivement, le musée des beaux-arts. Dans le courant de l’après midi, je me mis en faction dans ma voiture stratégiquement placée, et guettai les arrivants.
Mon raisonnement avait été le suivant : Micheville habite trop loin pour venir à pied surveiller ses intérêts, donc il vient en voiture, donc il la gare quelque part, donc il est probable que c’est dans le parking le plus proche. À défaut des jambes pour les filatures, je faisais marcher ma tête. Et j’eus raison.
Une Jaguar Double Six superbe tournait lentement devant moi, ce salaud de Papa à son volant, tranquille comme un honnête homme, salué par le gardien, sans doute aussi choyé par sa crémière, et aux petits soins du directeur de la banque du coin ainsi que des chefs de celui-ci. La colère me prit. Je la laissai m’envahir, trouvant du plaisir à ce sentiment fort. Ma détermination grandit à proportion, la rage froide au cœur, je descendis de ma voiture et quittai le parking le premier. Au lieu de le suivre, j’anticipai ses mouvements, car je tenais à vérifier que mes hypothèses étaient justes.
Elles n’étaient pas fausses. Micheville sortit à pied, et se dirigea comme la veille vers la rue chaude. Je contrôlai l’heure : approximativement la même que la veille quand nous nous étions cognés l’un à l’autre. Je pris le risque de ne pas vérifier plus la permanence de cette habitude, craignant qu’on me remarquât. Avant de quitter la ville, je fis quelques achats pour l’avenir, un ciré et une casquette américaine que le vendeur me mit dans une grande poche plastique, ainsi qu’un pantalon de toile trop grand pour moi chez un fripier et une paire de chaussure de sport en cuir dans une solderie.
Je rentrai à La Rochelle d’une traite, j’arrivai tard dans la nuit, car le mauvais temps m’avait contraint à lever le pied. Mais j’avais acquis la certitude qu’on pouvait très vite s’éloigner d’un lieu quelconque et se retrouver à des centaines de kilomètres en une nuit. Comment la police pourrait-elle rechercher quelqu’un d’inconnu dans ces conditions ? Ce n’était pas la première fois que je me déplaçais ainsi, mais je n’avais jusqu’alors jamais réfléchi aux choses de cette manière. Le métier venait, c’est sûr.
Je passai les jours suivants à parfaire mon tir, à m’entraîner au gymnase, et à soigner mes préparatifs. Je revis Arlette une soirée, elle m’invita chez elle, j’acceptai sans me faire prier, passai d’agréables moments en sa compagnie, la quittai au matin, et rencontrant Christine dans l’après-midi, remis ça comme à vingt ans.
Grâce au Minitel, en interrogeant Info Greffe, j’avais obtenu quelques informations sur la société Meublex. Puis par recoupement des noms des dirigeants, (jamais Micheville bien sur) et des différentes adresses, j’étais arrivé à reconstituer une nébuleuse autour du proxénète immobilier. Rien, bien sur, qui pourrait servir de preuves devant un tribunal, mais ce n’était pas ma problématique. Une certitude intime me suffisait, puisque je me mettais au-dessus des lois pour mieux lutter contre ceux qui la bafouaient en s’en servant de bouclier contre la justice.
Soucieux de mon incognito, je travaillai mon apparence. Je raserai ma barbe au dernier moment, mais ça ne me paraissait pas suffisant. Devant ma glace, j’essayai des tampons de coton pour voir les déformations possibles : c’était efficace, mais insupportable. Le coton me donnait envie de vomir. Je fouillai dans mon garage, et jetai mon dévolu sur les balles de plastique datant de l’enfance de ma fille et qui dormaient dans une boite recouverte de poussière. Un peu de découpe au cutteur, et j’obtins des joues gonflée et une lèvre inférieure proéminente, suffisantes à condition de n’avoir pas à chanter le grand air de Faust, ni même à m’exprimer autrement qu’en grognant, les prothèses ayant tendance à se faire la paire.
Le vingt-six, après avoir démonté mon stand de tir et brûlé l’effigie dans ma cheminée, je mis le cap vers le nord, et j’arrivais en Normandie dans la soirée. Avant de partir, j’avais réduit ma barbe à la portion congrue, je parfis mon œuvre dans la voiture, en terminant au rasoir électrique de voyage dont je m’étais équipé à cette fin. Glabre, je trouvais un hôtel au Havre près de la gare, comme un qui arrive par le train, alors que j’avais remisé ma voiture dans un parking voisin.
Le lendemain, ayant payé en espèces, je fis un saut à Rouen grâce à la SNCF, afin de vérifier que mon objectif se comportait toujours de la même manière. Je recommençai le manège de la dernière fois, à la différence que je le guettai de l’extérieur du parking. On m’imagine mal stationnant ici sans automobile !
Micheville était fidèle à ses habitudes, et je ne doutais pas qu’il le serait le lendemain pour honorer le rendez-vous que la calculette lui avait fixé à son insu.
De retour au Havre, je fis une veillée d’armes dans le calme, me contentant d’un repas vite avalé dans un fast-food, le Bar Bara, dont le patron venait de Brest. C’est du moins ce qu’il me dit. À l’hôtel je nettoyais mon pistolet-arbalète, prenant soin à ce qu’aucune empreinte ne subsistât, et mis le tout dans une boite en carton que j’avais ramassée avant de reprendre le train.
28 Novembre. Le ciel était calamiteux. Il pleuvait comme vache qui pisse sur le Havre. Il faisait froid. Le café que j’avalai ne méritait pas un nom si flatteur. Bref, la journée commençait sous de fâcheux auspices. Mais, comme il n’était pas question de remettre au lendemain ce que je devais faire le jour même, je pris le chemin de la gare, et le coin tourné, filai chercher ma voiture. Elle fit la gueule pour démarrer, mais se laissa fléchir quand je la dopai à l’éther. Direction Rouen.
En fin de matinée, il n’y avait que peu d’embouteillages et j’arrivai sans encombres devant la cathédrale. Je songeai un instant à Monet, mais refixai vite mon attention sur la mission dont j’avais la responsabilité. Un peu plus loin, j’avisai une petite rue sur ma droite, et j’y engageai mon véhicule. Difficile de trouver une place, il me fallut effectuer plusieurs tours de pâtés de maisons en me trompant plusieurs fois dans les sens interdits, malgré la précaution que j’avais prise d’étudier le plan du quartier. Mais à force de persévérance, je dénichai ce qu’il me fallait : une Citroën quittait sa place. Je la remplaçai immédiatement. Comme c’était un endroit où les touristes sont nombreux, ma plaque n’attirerait pas l’attention des indigènes plus que les autres étrangères.
Je mangeai léger, sobrement, et tuai le temps en visitant la cathédrale, gêné dans mes mouvements par la boite en carton que je portais sous le bras et d’une grande poche publicitaire d’un magasin local dans laquelle j’avais disposé le reste de mon équipement. Quand l’heure s’approcha, je m’isolai dans un recoin, et fis les opérations de maquillage de dernière minute. J’enfilai des gants pour éviter les empreintes, et mis la casquette américaine à longue visière, dont les rabats me cachaient les oreilles et les cheveux, que j’avais achetée lors de mon premier séjour. Je posai ma paire de lunettes de théâtre que j’avais pris le risque de conserver, ainsi que la moustache qui m’avait servi à Paris. Un pansement autocollant que j’avais gonflé d’une boulette de coton me déformait le nez, me donnant une vague allure de boxeur. Je positionnai les morceaux de plastique prévus dans ma bouche. Ainsi paré, mon visage était légèrement bouffi et le nez avait l’air cassé.
J’étais habillé très sobrement d’un pantalon de toile usagé enfilé par-dessus un autre en laine écossaise, d’une veste jaune de chantier que j’avais achetée précédemment dans un grand magasin de Rouen en prévision de cette soirée et qui recouvrait un blouson de cuir noir que je portais rarement. Ne pouvant pas mettre deux paires de souliers l’une sur l’autre, je m’étais résigné à la paire de chaussures de sport en cuir, qui passait avec n’importe quoi.
Je portais sous le bras la boite en carton qui contenait l’arme.
L’arbalète était tendue, la sécurité mise pour éviter tout déclenchement prématuré. La flèche était par mes soins devenue redoutable, l’embout d’origine ayant été remplacé par une pointe d’allène de cordonnier que j’avais ajustée à la lime pour qu’elle s’adaptât au tube de carbone.
D’un pas tranquille, je me rendis jusqu’à la placette où œuvrait l’ébéniste. Quelques voitures stationnaient là. Un homme dans l’une d’elle, discutaient avec un autre accoudé à la portière qui grillait une cigarette. Je ne m’arrêtai pas et fis mine d’aller voir les filles dans la rue d’à côté. Avec mon allure, j’avais tout du manœuvre en bâtiment qui va dépenser sa paye. Je surveillai l’heure, Micheville ayant montré une grande ponctualité, j’espérais qu’il aurait le bon goût de ne pas être en retard, un jour aussi important pour lui.
Mais je m’inquiétais pour rien.
Alors que je remontais vers la placette, je le vis arriver. J’avais prévu de le tuer quand il aurait dépassé la placette, et arriverait au coin de la rue où je me tenais. Une ruelle à cet endroit permettait en deux pas de se retrouver dans un entrelacs de rues étroites, et j’avais prévu de partir par là.
Il arrivait, toujours aussi bon père de famille, il passa à côté des deux hommes qui discutaient, leur fit un petit signe amical, sans doute des vieilles connaissances, et vint vers moi.
Je jetais la boite, et à trois pas lui décochai un carreau d’arbalète en pleine poitrine. Le silence de l’arme n’attira pas l’attention autour de nous, mais lui, porta la main à sa poitrine et s’écroula en avant comme au ralenti de cinéma. Je vis les deux hommes s’agiter et sortir des pistolets.
— POLICE ! NE BOUGEZ PAS ! »
— Nom de Dieu ! » fis-je entre mes dents.
Ils fonçaient vers moi.
— Halte ! Halte ou je tire !
Un pas de côté et je disparus dans la ruelle. J’entendis courir derrière moi. Tournant à droite encore, une porte basse ouvrait sur un couloir. Je m’engouffrai dans ce tunnel, et poussai la porte derrière moi. Il faisait sombre, ça puait l’urine, un caniveau courait le long du mur, au fond, une courette se devinait. J’avançai jusque-là. Pas un chat heureusement. Je me débarrassai de ma veste jaune et du pantalon que j’enfournai dans une poubelle, accompagné du pansement nasal et de ma casquette américaine. Je fis disparaître dans ma poche : moustaches, lunettes et boules de gomme qui me gonflaient les joues.
Je sortis en tirant soigneusement la porte derrière moi, et filai rapidement vers mon auto, en regagnant au plus vite une rue plus animée. J’aperçus un des policiers, perplexe, un peu plus loin. Sans courir, je fis cependant fissa, sentant, mais c’était peut-être une impression seulement, un regard attentif sur moi.
Je récupérai ma voiture, sortis de Rouen.
Et le lendemain j’étais à Amsterdam.
***
Je l’avais échappé belle.
Je ne savais si je devais pester contre la poisse ou me réjouir de ma chance. Qu’on surveillât Micheville avait bien failli me mettre dans une position délicate, et à posteriori, je m’interrogeais sur mes méthodes, pesant le pour et le contre, me demandant si quelque part s’était glissée une imprudence. J’en conclus que non, seul le hasard dont j’avais voulu faire mon allié pouvait être incriminé, ce qui est futile, car il n’y a pas de responsabilité dans le hasard.
Malgré le sérieux de ma préparation et l’habileté avec laquelle je m’étais sorti sur le moment une épine du pied, je craignis les conséquences de l’improvisation. J’espérai que les habits abandonnés dans une poubelle avaient trouvé un amateur, et que la police n’en ait pas eu vent. Chacun connait les prouesses des laboratoires scientifiques et les marquages génétiques ; si d’aventure un ratissage du secteur avait fourni au SRPJ mes éléments de camouflage, il aurait vite fait de stocker des preuves irréfutables de mon identité si le malheur faisait qu’un de mes rares cheveux soit resté accroché dans la casquette que j’avais abandonnée. Mais je n’y pouvais rien sur l’instant, sauf une éventuelle prière au dieu des ramasseurs de casquette dans les poubelles, mais comme je l’avais négligé jusqu’alors, je ne me fis pas beaucoup d’illusions sur son désir de me venir en aide.
Mon sens civique reprenant le dessus, je me réjouissais que la police ait continué la surveillance de feu Papa, montrant par là que la société n’abdiquait pas face au crime. Bien sur, dans le meilleur il y a le pire, et j’avais frôlé l’accident. Mais l’histoire nous enseigne que dans toute guerre il y a des victimes innocentes, et si j’avais été à deux doigts d’être pris dans les filets qu’on avait tendus pour un autre, je ne pouvais en toute logique tenir rigueur aux autorités du contrôle qu’elles s’efforçaient d’exercer sur la pègre.
Considérant mon action à sa juste valeur, un sentiment de contentement moral m’emplissait : ayant par ma décision fait avancer le cours de la justice, un orgueil naturel me comblait, dû au plaisir que procure à l’honnête homme le devoir accompli.
Parallèlement, et sans que je souffrisse de cette dichotomie, je me mettais dans la peau d’un criminel poursuivi par la police, je récapitulais les faits qui m’avaient amené à deux doigts de la prison, considérais les tenants et les aboutissants, reprenais phase à phase les évènements, guettant la faille du raisonnement et l’insuffisance dans la pratique. Je ne trouvai rien que j’aurais dû modifier, me félicitant au contraire que la prudence de ma conduite m’ait permis de réagir au mieux dans la difficulté : ayant par souci de rigueur, inclus dans mon schéma qu’un grain de sable pût enrayer une mécanique, je n’étais pas mécontent d’avoir validé grandeur nature, le bien fondé de mon programme.
N’empêche que j’avais eu chaud, un policier plus vif, une glissade malencontreuse, une porte fermée, un rien aurait pu me laisser dans une situation encore plus délicate. Mais comme il ne sert à rien de gémir sur ce qui aurait pu être et n’a pas été, et qu’au contraire il importe seulement de l’avenir, je chassai les esprits chagrins, une fois les enseignements tirés du passé, et me préparai à passer à une nouvelle phase dans le plan de vie que je m’étais donné.
En attendant que l’action fut à nouveau à l’ordre du jour, je coulai de jours plaisants à Amsterdam que je découvrais. J’avais par l’intermédiaire efficace du bureau du tourisme, trouvé à me loger dans un charmant hôtel en ville, près d’un canal pour la poésie, et d’une ligne de tramway pour le confort. L’hôtel s’étageait sur quatre niveaux dont un à demi enterré où les propriétaires avaient installé l’office. On accédait à ma chambre, au troisième étage, par un incroyable escalier dont la pente vous transformait en alpiniste à chaque sortie. L’hôtel avait tout de la maison de poupée, tant on avait réussi à rendre confortable un espace aussi réduit. Mais il semblait que tout Amsterdam fut de la même couvée. Un couple sympathique d’homosexuels gérait l’établissement, aidé par une dame accorte, au tablier d’un blanc à faire un cygne se suicider de jalousie. Le petit déjeuner qu’on prenait dans la cuisine carrelée de Delft, se déroulait dans une ambiance familiale, les hôtes chantonnant à l’unisson de la radio matinale, et je me souviens encore d’une ritournelle à la gloire d’Amsterdam qu’ils reprenaient ensemble dans la bonne humeur. Les petits déjeuners sont le meilleur de la gastronomie hollandaise, et j’en profitais du mieux que je pouvais, m’attendant à de triste collations, le reste de la journée.
La presse française n’est pas très diffusée en Hollande, je ne trouvais qu’un numéro du Figaro où un articulet relatait l’évènement de Rouen. J’y appris seulement qu’on considérait le meurtre comme l’œuvre d’un professionnel, ce qui me flatta plus que de raison, mais j’y voyais malgré tout la confirmation de l’efficacité de ma méthode.
Ayant pour au moins une semaine, sinon deux, à écouter ma barbe repousser, et n’ayant aucune bonne raison de me tracasser, je flânais dans la ville, admettant de bon gré la bruine à qui novembre appartenait, m’enchantant d’une trouée passagère dans le ciel qui se ressentait de la relative proximité de la mer, trouvant refuge dans les cafés bruns quand mon imperméable se sentait faiblir, finissant par prendre plaisir à la bière et au café au lait à toute heure.
Seul me pesait le célibat, des ardeurs juvéniles m’importunaient, il m’arrivait même d’avoir des matins triomphants qui eussent ravi une Ruth, si d’aventure il s’en fût présentée une à mes cotés à mon réveil. N’étant pas un Booz nouveau, je dus me contenter de delirium tremens sexuel nocturne peuplé de cuisses roses, et en découvrir au matin, la probité des marques sur le lin blanc.
Ces hallucinations lubriques m’ont paru se poursuivre un jour, car il advint que je vis Arlette tourner au coin d’une rue qui donne sur le Dam. Je me précipitai, mais il n’y avait plus personne de connaissance. Je mis ça sur le compte de mes fantasmes et le poids grandissant de mes gonades dont je m’étonnais de la renaissance. Je me mis à regarder les femmes, mais la saison et le climat ne se prêtaient pas au port de tenues qui satisfont l’œil esthète.
Bien entendu, j’allais rendre visite à mon ami Van Gogh à qui l’on a construit un beau musée. Lui aussi avait des hallucinations. Moi je ne me tranchai ni l’oreille ni aucune autre pièce de mon anatomie, même quand un autre jour je revis Arlette et ses beaux cheveux roux reconnaissables entre mille. Je piquai des deux et la rattrapai.
Ce n’était point elle. Mais une batave qui utilisait la même marque de shampoing colorant ! Encore une passante rousse que je n’aurais pas pu aimer, et ce fut son point de vue puisqu’elle me fit comprendre qu’elle n’était point celle que je croyais. Ce en quoi je la crus bien volontiers.
Un soir après un malheureux repas, pris pourtant par prudence dans un restaurant grec, mais où la nourriture avait muté au goût hollandais, ne gardant des plats d’origine que le nom et une vague apparence, je m’égarais dans la ville, passant au détour d’une rue, bourgeoise, à une autre d’aspect semblable, sauf que les vitrines au lampion rouge constituaient l’essentiel des commerces.
Je déambulais un peu estomaqué par les étalages, troublé malgré moi, mais dissuadé de consommer par un certaine idée de l’amour que je me fais, et peu enclin de surcroît à me sentir frère de lit de certains bipèdes qui hantaient l’endroit
Brutalement le vide se fit dans la rue, au son de flonflons. Les hommes se défilaient à toute allure à l’avancée d’un troupe de l’Armée du Salut, qui s’installait au cœur de la débauche, pour y faire entendre d’édifiantes ritournelles, du moins je le présume, n’entendant goutte au néerlandais. D’un air compassé, mais plein d’ardeurs salvatrices, la troupe entonna les chants pieux, la grosse caisse surmontée de cymbales donnant le rythme au chœurs des vierges de bleu vêtues.
Je m’amusai un moment à les voir faire, touché de leur zèle angélique, puis je m’éloignai, regagnant le tramway qui m’emporta vers mon hôtel. Me remémorant en chemin leur prestation, je m’interrogeais. Mon action était – elle de la même nature que la leur ? À l’évidence, il s’agissait dans un cas comme dans l’autre d’affaire de morale, et en ce sens, aussi arbitraire l’une que l’autre. Mais je trouvais dans mon arbitraire plus de libre arbitre. Et le libre arbitre est une valeur à laquelle je tiens, du fait qu’on me l’inculqua dans mon jeune temps. Je conclus précairement que les fondements de mes attitudes étaient respectés et que j’agissais en conformité avec les règles que m’avaient laissées mes parents. Complémentairement, ma méthode présentait l’avantage de l’efficacité. En effet, au lieu de m’attaquer aux conséquences des choses, je les touchais au plus près des causes : je ne condamnais pas le pêcheur, je portais le fer dans le sein des exploiteurs.
(On peut sauter le paragraphe précédent ou prendre un cachet d’aspirine).
Il fut temps bientôt de penser au retour, et par la même occasion de prendre de l’avance pour les tâches qui m’incombaient. Je me devais d’accomplir ma mission à Orléans, puis ce dossier clos, d’œuvrer à Valencienne, puisque les règles en avaient décidé ainsi.
Ayant séjourné quelques jours à Orléans bien des années auparavant à l’occasion d’un séjour en Sologne, j’avais en tête le décor général de ma prochaine intervention. Je profitai du chemin du retour pour faire arrêt à Valenciennes, afin de me familiariser avec la ville.
Rue de Lille, je descendis au Modern-Hôtel, deux étoiles dans mes prix, et arpentai les rues. Par bonheur il ne faisait pas mauvais temps pour la région et, si je ne fus pas charmé, la ville ayant subi successivement les désastres de la guerre et ceux de la reconstruction, du moins pus-je m’imprégner de l’ambiance que je ne saurais mieux définir que comme un mélange de gaîté et de tristesse.
Mais une fois encore, le choix de l’assassiné posait problème. Je ne suis pas maniaque, n’importe lequel de ces messieurs ferait l’affaire, et nul ne devra se montrer flatté de se voir élu au rang de victime. Mais en trouver au moins un dans une cité inconnue nécessitait des moyens particuliers.
Il ne fut pas très difficile, le soir venu, de trouver les lieux idoines. Je fis un petit tour à pied, récoltai la moisson de propositions et une idée me vint. J’observai autour de moi : rien ne laissait présager la surveillance des filles, mais il était nécessaire qu’elle existât. Il y avait donc dans les parages un café, une voiture abandonnée, enfin un endroit, propice à l’exercice malfaisant des souteneurs.
Je ne remarquai aucun poste de guet qui convint, mais je vis une voiture qui roulait doucement. Ce pouvait se révéler la solution au problème, mais ce pouvait tout aussi bien être la police, l’expérience de Rouen ne devait s’oublier, à moins encore que ce ne fussent là des clients putatifs.
Mais l’automobile était trop étrangère pour la police qui roulait français, et non point en Golf GTI. Quant aux clients, le comportement des prostituées m’enleva ce doute. Pas d’invite, mais au contraire comme une crainte peu perceptible, mais que je captai quand même.
Il n’y avait qu’un seul homme dans la Volkswagen. Je me convainquis facilement de la nature exacte de sa profession. Comme il passait à côté de moi, un bras à la portière dont la vitre était baissée, il me lança :
— Allez, grand-père ! tire ton coup, c’est peut être le dernier ! »
Son visage était dans l’ombre, protégé du réverbère par le toit de la voiture. Je regrettai de ne pouvoir me souvenir de lui quelque temps plus tard, car je l’aurais bien volontiers alors choisi pour ma future visite à Valenciennes.
Mais je savais ce que je désirais savoir, mon plan était tracé.
Le lendemain, je quittai le Nord pour le centre de la France, non sans avoir jeté un coup d’œil au musée. J’ai toujours bien aimé Watteau, aussi avais-je tenu à voir les deux toiles de lui que possède sa ville natale.
J’arrivai à Orléans dans l’après-midi, et comme un touriste ordinaire, je descendis dans un hôtel d’une chaîne dont les chambres donnaient sur une galerie en bois. Simple et fonctionnel, et surtout bien anonyme si on le souhaitait.
Le problème à résoudre étant toujours le même : repérer un proxénète à abattre, sans me faire remarquer en retour. Je m’y attelai derechef.
Me souvenant d’arcades que je désirai comparer à celle de La Rochelle, je fis un tour de la ville. De la place du Martroi, je descendis vers la Loire par la rue Royale. C’était effectivement une artère agréable, néanmoins je ne trouvai pas autant de charme à ces hautes arcades du XVIIIe qu’à celles de chez moi. Mais je fus peut être partial à mon insu, et les Orléanais seraient éventuellement d’un avis différent que je ne leur en tiendrais pas rigueur. Chauvin sans doute, mais ça n’empêche pas la tolérance, que Diable !
D’ailleurs je n’hésitai pas à m’avouer que je mangeai fort bien dans un restaurant, rue Sainte-Catherine, à l’enseigne de « chez l’ami… » je ne sais plus qui. On m’avait servi du gibier, prouvant que la Sologne n’est pas dénuée de ressources, et un vin de la région que je ne connaissais pas et qui me rappela les vins de Touraine.
Toutefois, je ne m’endormis point sur ces agapes solitaires, et comme il me fallait mener mon enquête, je prêchai le faux pour savoir le vrai. Passant la soirée dans un bar du centre, l’un des rares qui fut encore ouvert après que je me fusse payé le plaisir d’un grand écran, je m’enquis à mots couverts des lieux où je pourrais, moyennant finances, décharger le surcroît de liqueur auprès – doux euphémisme – d’une âme sœur. Le garçon fit mine de ne pas comprendre, mais un groupe de joyeux représentants de commerce en costume de leur profession, m’informèrent sans délicatesse. Ils hurlèrent en riant grassement le nom des rues propices puis, l’un d’eux, plus renseigné ou plus éméché :
— Grand-père, pour ta crampe, si t’es rupin t’as qu’à aller chez Madame Yvonne ! » Qu’est-ce qu’ils avaient à m’appeler grand-père ? Je n’étais pas si vieux que n’importe qui se permît de me ranger dans le x-ième âge. D’ailleurs cet espèce de noceur ne s’imagine pas l’état de décrépitude auquel il sera arrivé quand il l’aura, mon âge. Le dernier qui m’avait dit ça avait quelques chances de faire bientôt connaissance avec le grand-père d’une désagréable manière ; enfin… lui ou un autre de son acabit. Quant au parisien qui naguère, s’était autorisé de pareilles légèretés de langage, une arête lui était restée en travers de la gorge, et il ne me traiterait pas de sitôt d’une manière cavalière.
Ne relevant pas le caractère dépréciatif de l’apostrophe, je m’enquis d’un air naïf du pourquoi et du comment de leur proposition. En s’esclaffant, à mon avis fort stupidement, ils se mirent à plusieurs à m’expliquer – je résume – que Madame Yvonne tenait avec profit un établissement fermé depuis la loi Marthe Richard, mais dont l’adresse était bien connue de nombreuses huiles qui venaient chasser en Sologne, et dont le goût pour les petites cailles s’étendait à des gibiers sans plumes.
— Je le sais par un de mes patrons qui vient souvent dans le coin,« dit l’un des fêtards, « parait même qu’on peut avoir des mineures si on le demande, et qu’on les fait venir des pays de l’Est ? Si elles regimbent, Madame Yvonne sait y faire, c’est une vraie peau de vache, parait-il. »
Ma foi, tout le monde avait l’air au courant, car ils me donnèrent l’adresse : « c’est à Sainte Levrette ». Ça les fit beaucoup rire. Je vérifiai le lendemain dans ce quartier. Entre la rue Dupanloup (ça ne s’invente pas !) et l’église Sainte Euvrette (sans L), il y avait bien un l’immeuble recommandé. Je sonnai. On vint m’ouvrir.
— De la part de qui ? »
Je fournis le nom du patron du représentant de commerce de la veille. C’était un bon sésame. On me conduisit dans un salon qui sortait tout droit de Maupassant. Une dame fit son entrée, se présenta comme Madame Yvonne, s’enquit de mes désirs et, confusément, je lui demandai un faux poids. Elle m’informa, sans jamais énoncer un mot compromettant, que la maison était fermée dans la journée, mais que, si je revenais avec quelqu’un de connaissance, elle verrait ce qu’elle pourrait faire, qu’elle était désolée de ne recevoir que des gens présentés en personne par des amis très chers. Bref, elle m’éconduit, courtoisement, mais elle m’éconduit. Ce qui me convenait parfaitement, me sentant incapable de pousser le jeu plus avant.
Cependant, son absence de surprise à ma demande, et sa politesse, valaient confirmation. J’avais bien affaire à une mère maquerelle ; que la façade fut honorable et les appuis nombreux et haut placés, ne changeait rien à l’affaire. J’en conclus qu’elle serait dans peu de temps une affaire elle-même : dans la rubrique nécrologique et dans celle des faits divers.
***
Rentré chez moi, je repris mes activités habituelles : salle de gymnastique, un peu d’entretien du jardin, spectacles, promenades à bicyclette dans l’ile de Ré, tout le programme d’un retraité actif.
Je revis Christine, et nous nous mélangeâmes quelque peu, surtout dans un premier temps où je me sentais poussé par je ne sais quelle fringale inhabituelle, surprenant mon monde par la vigueur d’un tempérament printanier. Mais le lit n’occupe pas toute la journée, il est des moments où l’on souffle et dans ces temps de pause, elle m’ennuyait de plus en plus ; je laissais se distendre nos relations, en espaçant de plus en plus les occasions de rencontre, d’autant qu’après une période d’intense activité à mon retour, mes besoins devenaient plus conformes à l’âge de mes artères. La période de fantasmes juvéniles que j’avais connue à Amsterdam ne durant pas au point que je dusse courir longtemps plusieurs lièvres à la fois ; je m’accommodais fort bien de ce relâchement avec Christine comme parallèlement je rencontrais Arlette à l’occasion de mes sorties culturelles, et qu’il nous arrivait de finir la nuit ensemble.
Indépendamment des plaisirs charnels que nous nous prodiguions, la fréquentation d’Arlette me charmait, tant nous avions d’affinités sur des points secondaires. Elle brillait de gaieté, de joie communicative, mais une malice permanente lui conférait un détachement ironique, même sur les sujets qui lui tenaient à cœur. Elle avait beaucoup lu, pouvait parler peinture sans qu’on s’ennuyât, aimait se promener ou rester à écouter des disques. Elle gardait son quant-à-soi. De mon côté, je conservais une indépendance utile, sans s’envahir mutuellement, le plaisir d’être ensemble nous faisait nous retrouver de loin en loin.
Elle devait avoir une cinquantaine d’années, mais il m’était difficile d’être affirmatif à ce sujet tant les divers artifices qu’elle savait utiliser, eussent entrainé des variations dans les estimations que j’en eus pu faire, si le sujet m’avait un tant soit peu intéressé. Ce qui ne fut pas le cas : je ne professe ni le culte de la jeunesse ni le respect aux anciens. Mais Arlette avait ce charme que les ans n’atteignent pas, tenant plus à une allure générale, une façon de marcher, et un certain regard sur le monde légèrement réservé et ironique qui pourtant ne manquait pas de chaleur.
Et si le corps n’était pas aussi body-buildé que celui de Christine, il avait un fondant dans l’abandon qu’aucune salle de gymnastique ne saurait prodiguer.
J’ignorais qu’elles étaient les occupations d’Arlette en dehors de nos rencontres, nos relations ayant débuté sans qu’on s’enquît de nos activités respectives, et elles continuaient sur ce statu quo qu’aucun de nous ne songeait à modifier. Notre entente nous suffisait, c’était comme un repos, une douce complicité qui nous unissait sans qu’il fût besoin de l’expliciter.
Mes occupations personnelles comportaient quelques zones ombrées que je ne tenais pas à étaler au grand jour, et je me sentais peu enclin à partager mes secrets sur certains voyages avec quiconque, fût-ce une agréable compagne. Il me fallait travailler à ma prochaine mission qui m’attendait à Orléans, et si j’avais pris de l’avance grâce à l’arrêt que j’y avais fait à mon retour d’Amsterdam, il restait encore du pain sur la planche, devant me procurer un poison efficace et facile d’absorption involontaire.
La roulette en avait décidé ainsi, le poison serait le prochain instrument du crime. Ayant d’ores et déjà fait connaissance avec la victime, je m’amusais de la coïncidence qui faisait qu’une femme mourût sous les effets d’une arme réputée féminine. Les soupçons se porteraient en premier lieu sur l’environnement immédiat de Madame Yvonne, si je savais y faire et passer dans sa vie aussi discrètement qu’une aile d’un ange, la passant, elle, de vie à trépas dans la discrétion qui sied au monde des affaires.
Je ne trouvais point de documentation appropriée à la bibliothèque de La Rochelle, le fichier « sujets » ne comportant aucune référence à la clé d’entrée « poisons ».
Quand même ! il est des lacunes dans les bibliothèques qu’on s’explique assez peu, mais je me voyais mal protester qu’on soit empêché de tuer son prochain par l’imprévoyance d’agents publics qui, n’ayant pas su faire les achats adéquats au moment opportun, vous plongent dans l’incapacité d’accéder au savoir. À moins qu’il s’agisse d’une saine précaution du corps social, ce que je ne pourrais qu’approuver, d’autant que j’espérais, et l’espère encore, demeurer un cas rare : il n’y aurait rien à gagner à ce que le meurtre devienne comme le tennis, une activité de masse. Il est des arts qu’on doit prudemment écarter d’une large pratique, sans faire pour cela offense à la démocratie.
Quoi qu’il en soit, la connaissance n’étant pas un pêché, et rien n’autorisant qu’on l’empêche, je maudissais qu’on me cachât le B.A. Ba d’un sujet si rebattu depuis madame de Montespan et l’affaire qui empoisonna le règne de Louis XV. Comme il est vain, malgré tout, de ne pas admettre la réalité, il me fallut bien chercher d’autres voies d’accès pour préparer mon voyage sur les lieux où s’illustra la Pucelle, après avoir officié sur ceux de son exécution.
Il ne me paraissait pas que la tâche fût hors de mes moyens, les livres se trouvant aussi ailleurs que dans les bibliothèques publiques.
Brassant et triant dans ma tête les diverses méthodes applicables à la recherche documentaire, j’avais pensé demander à mon médecin :
— Aurais-tu un livre sur les poisons ?
— Qu’est-ce que tu veux faire de ça, assassiner quelqu’un ?
— Tu ne crois pas si bien dire ! J’ai besoin d’un poison mortel, facile à faire absorber à autrui à son insu.
— C’est pas un peu interdit, ça ?
— Crois-tu ?
— Il me semble pourtant avoir lu ça quelque part, qu’on n’en a plus le droit. Il parait même qu’on peut faire de la prison si on est pris.
— Oh ! il ne doit pas y avoir longtemps…j’ai vu dans le journal, l’autre jour, qu’un gars avait fait tuer sa femme par un copain, pour 5000 francs.
— C’est cher payé, quand même, pour quelque chose qu’il aurait pu faire lui-même pour le plaisir.
— Oui, mais l’autre a été honnête, pour ce prix-là, il a donné une vingtaine de coups de couteau.
— Évidemment… Mais ça reste toujours plus cher qu’une consultation. Toi, tu me demandes le moyen pour 115 francs. Radin !
— Euh, sans doute, mais je ferais le travail, je paie juste un conseil.
— C’est vrai qu’on sous-paye les conseils.
Non, je ne pouvais mettre à contribution ce pauvre homme de toubib, lui qui passe son temps à vouloir faire mourir ses patients de vieillesse. À chacun ses armes.
Je n’avais pas inclus la vieillesse dans la liste des miennes. Pourtant elle est infaillible avec le temps. Mais sans la possibilité de rater mon coup, la gageure n’en fût plus demeuré une. Aussi, pour abréger les jours de quelques contemporains indésirables, et ne pas embarrasser les autres, je recherchai l’information là où elle se devait trouver, en toute logique, dans un monde bien rangé.
Un voyage de la journée à Bordeaux me fournit la matière conjointement à la discrétion qu’il m’importait de manifester. La librairie Rollat, qui occupe une part non négligeable d’un pâté de maison, regorge de tout ce qu’on peut espérer dans tous les domaines de l’édition. J’y consultai les rayons de médecine, passionné par chaque volume, comme un qui compulse le dictionnaire pour un mot et se laisse prendre au jeu, se passionnant pour un nouvel article après un autre, lisant tout, sauf ce qu’il venait chercher. Comme les meilleures choses ont une fin, je m’arrachai à cette lecture erratique, et menai vaillamment mon étude. Je dénichai une mine : « Drogues, médicaments ou poisons : la bonne dose. » par le Docteur Colombelle, médecin réanimateur à l’hôpital de Auch, professeur attaché à l’Université de Toulouse.
Ce brave homme, ou cette brave femme, allez savoir !, ou ce pas brave du tout d’ailleurs, n’avait pas écrit son traité pour faire un manuel technique à l’usage des trépasseurs de mon acabit. Il s’agissait d’une thèse sur les drogues diverses et leurs divers usages, dans les sociétés différentes et à travers l’histoire. Il se terminait par un exposé succinct de pharmacologie.
Rentré chez moi, dans le calme douillet de mon salon, devant un feu de cheminée, la fraîcheur du temps incitant à ce genre de plaisirs, je me nourris de ce petit volume. Comme j’étais de bonne humeur, je m’accordai un vieil armagnac à la santé du docteur Colombelle en potassant mon acquisition.
Je passai les chapitres relatifs aux drogues anciennes, absolument naturelles comme la cigüe ou la belladone – les plantes, ça ne peut pas faire de mal !- pour m’intéresser aux produits plus modernes. C’est dans une fleur, la digitale, que je trouvai mon bonheur : la famille des digitaliques offrait à qui voudrait bien s’en servir, des substances de très bonne qualité, d’absorption buccale, qui ralentissent tellement le cœur, pour peu qu’on veuille bien ne pas restreindre la dose administrée sous l’effet d’une radinerie inappropriée, qu’il s’arrête au bout de quelques heures, transformant par la même occasion, un vivant en repassé.
La Digitaline est la forme la plus courante, administrée avec parcimonie à certains insuffisants cardiaques, et si des ordonnances médicales en limitent la délivrance, il ne devait pas être trop difficile de s’en procurer.
J’appris quelques autres secrets des substances chimiques, et j’en notai trois ou quatre, une surtout dont le pouvoir d’endormissement profond en indiquait l’usage dans les blocs opératoires. Dommage qu’on ne pût s’en fournir au super-marché du coin, car il me vint à l’esprit un usage, certes répréhensible, mais tellement adapté à mes besoins ! Je pris bonne note de la formule, me promettant de ne pas rater l’occasion de m’en procurer, si d’aventure il en passait à ma portée.
Ne voulant pas me distraire par trop de ma tâche la plus immédiate, je décidai après consultation de moi-même, de centrer mes efforts sur l’avitaillement en Digitaline. Il me suffisait de faire la liste de toutes mes connaissances qui avec l’âge, avaient été atteintes dans leur fonctionnement cardiaque, de visiter leur pharmacie familiale, et de subtiliser le produit en dose suffisante pour l’ordonnance que j’avais rendue.
La Digitaline présentait outre de nombreux avantages, un léger inconvénient, une amertume, peu prononcée cependant, nécessitant qu’on l’administrât accompagnée d’un produit qui en puisse masquer le goût. Le Picon, la Suze, malgré leur parfum rétro, correspondaient bien à cette qualité que je recherchais. Toutefois, comme je craignais que leur consommation ne fût plus suffisamment courante pour que Madame Yvonne en fut une adepte, je cherchai une solution de rechange, et j’optai pour le whisky-coca, supposant que rien ne pouvait altérer un breuvage aussi redoutable.
L’exécution de Rouen s’était déroulée le 28 novembre. J’avais passé Noël solitairement, n’ayant pas de famille, et toutes mes connaissances festoyant dans les leurs, mais pour le premier de l’an, le Casino de Chatelaillon organisait un réveillon. J’allai m’y commettre comme beaucoup de solitaires. Arlette n’était pas disponible ce soir-là, et Christine sur qui je contais me rabattre était partie faire du ski. J’aurais bien dû en faire autant, mais mes finances commençaient à se ressentir de tous mes voyages. Comme j’avais de nombreux projets, je ne pouvais pas trop tirer sur mes économies, mes besoins en fonds de roulement nécessitaient de l’auto financement, les établissements bancaires étant peu enclins à soutenir des activités non rémunérée, et je doutais qu’ils se précipitassent pour associer leur nom à titre de sponsor à mes succès, auxquels ma modestie et la prudence m’interdisaient de donner beaucoup de publicité.
Il n’y avait pas péril en la demeure, mais une saine gestion ne nuit pas à une activité qui relève de l’art. Car je me sentais depuis Rouen, un peu artiste en mon genre, attachant à mes actes un sens esthétique qui tentait de rejoindre ici l’éthique, ce qui ne m’empêchait pas de mesurer l’état de mon portefeuille. Tout allait comme il faut de ce côté-là, néanmoins je tenais à ne pas me laisser aller à des dépenses qui eussent obéré la réussite des travaux d’Hercule à ma façon.
Je me souvenais d’un couple d’amis, Pierre et Yolande, que je fréquentais de temps en temps depuis de nombreuses années, à l’époque elle enseignait le français dans le même lycée que moi. Elle souffrait alors d’une forme aigüe de tachycardie, son cœur se mettant à battre la chamade sur un rythme à rendre hystérique un métronome, et on la soignait à l’aide de gouttes qu’elle dosait avec parcimonie. Je n’étais pas certain de la chose, l’épisode remontant à quelques années, mais il me semblait que c’était de la Digitaline.
Apparemment ce fut par hasard que je les rencontrai le dimanche, se promenant au bord de la mer. Après les :
-" Comment vas-tu ?
— Bien et vous ?… »
Nous papotâmes durant la promenade, disant un peu de mal du député, de l’ancien proviseur, des élèves pénibles que nous avions eus, et comme il faisait doux pour la saison, nous nous dîmes qu’il faisait beau pour la saison, mais qu’il ne pleuvait pas beaucoup, et que si ça continuait, les nappes phréatiques baisseraient trop pour tenir tout l’été. Nous n’étions pas loin de chez moi, je les invitai à la fortune du pot, mais comme j’avais prémédité mon coup, ce ne fut pas mal du tout, car je cuisine régulièrement avec plaisir. Je servis un croze-hermitage sur une dorade au four farcie aux amandes. La surprise passée de boire un vin rouge sur du poisson, ils convinrent que ça allait bien ensemble et, après les fromages, j’apportai une tarte Tatin toute simple, nappée de crème fraiche, avec laquelle je débouchais une bouteille de Loupiac, bordeaux liquoreux, dont il me restait quelques exemplaires de chez un vigneron médaillé. Rien de tel qu’un bon repas et des vins fins pour se déclarer les meilleurs amis du monde. Nous convînmes de nous revoir, et ils m’invitèrent à dîner pour dans la semaine, ce qui était le but de la manœuvre. Comme elle avait le moins bu, ce fut Yolande qui conduisit pour rentrer chez eux, moi, je me félicitai de l’avancement heureux de mes travaux d’approche.
Le mercredi soir, je me présentai à leur appartement, dans le cœur de La Rochelle, un quatrième étage d’un bâtiment ancien rénové, appartement charmant mais petit avec une terrasse donnant sur un jardin qui ne se devinait pas de la rue. Je demandai à me laver les mains avant de passer à table, et Pierre me conduisit à la salle de bain, qui faisait office de toilettes pour gagner de la place.
— Tiens prends cette serviette pour t’essuyer » dit-il, et il me laissa seul à mes ablutions.
J’avisais l’armoire à pharmacie accrochée à un mur, j’ouvris la porte et tombai devant un stock impressionnant de boites diverses. Je me souvins que Yolande voyait toujours plusieurs médecins pour chaque bobo, obtenant ainsi plusieurs fois une ordonnance équivalente, achetant plusieurs médicaments identiques sous des marques différentes, et bien entendu elle n’en consommait pas la moitié, se constituant ainsi un stock sans valeur que les dates de péremptions transformaient en substances polluantes qu’il lui fallait alors se débarrasser. Comme on m’appelait à table, je remis à plus tard l’inventaire de la caverne d’Ali Baba, et allai profiter du repas, fort bon, la maîtresse de maison ayant toujours été bonne cuisinière.
Le dessert desservi, je demandai à mes hôtes l’autorisation de profiter un instant de leurs toilettes, et je m’y isolai. Ne restant pas les deux pieds dans le même sabot, j’ouvris prestement l’armoire marquée d’une croix rouge, lus rapidement les étiquettes, repérai plusieurs flacons de Digitaline, fis main basse sur l’un d’eux, écartai les autres pour que l’on ne remarquât rien du premier coup d’œil, tirai la chasse d’eau, me lavai les mains et retournai au salon.
Je patientai encore un peu, d’ailleurs la conversation était plaisante, mes amis étant fort drôles, mais comme l’heure tournait, je refusai un cognac car il me fallait conduire, et rentrai chez moi, l’arme en poche.
Ma calculette m’avait assigné la date du 26 février pour la nouvelle mission. La roulette avait désigné le poison comme arme du crime. La suite de Fibonacci imposait Orléans.
***
Le 23 février, je téléphonai à Arlette pour l’informer de mon départ, elle ne se montra pas curieuse, me priant seulement de la prévenir dès que je serais rentré. J’avais vu Christine la veille à la salle de gymnastique, elle n’avait pas non plus fait de remarques particulières, je crois bien que la forme de nos relations lui convenait autant qu’à moi : avoir quelqu’un à appeler faute de mieux, sans acrimonies ni illusions de part et d’autre.
J’avais préparé des bagages pour une bonne semaine, et je reculai ma voiture en dehors du garage, le clocher égrenant neuf heures. Ma voisine sortit de chez elle, et vint me faire la causette.
— Vous partez en voyage ? » me demanda-t-elle, comme si ça ne se voyait pas.
— Non, je pars en voyage.
— Ah ! j’aime mieux ça, je croyais que vous partiez en voyage. »
Elle n’était pas plus sourde que moi qui entends très bien, et nous rîmes comme deux bossus à cette plaisanterie pas nouvelle.
— Vous voyagez beaucoup depuis quelque temps. »
Je n’aimais pas trop l’allure que prenait la conversation, mais je ne vis pas comment y couper.
— Je suis seul maintenant dans cette grande maison, alors vous comprenez, il faut que je bouge pour ne pas avoir le cafard.
— C’est vrai que c’est dur, moi c’est pareil, avec mon mari qui est souvent parti, quand il est en intervention, ça peut durer plusieurs semaines, c’est long. La maison parait trop grande, maintenant que mon fils est à la faculté à Bordeaux. »
Je demandais des nouvelles du fils, qui allait bien, merci, et qui poursuivait des études de droit, pour rentrer dans la police. C’était drôle, il ne me serait jamais venu à l’idée qu’on puisse avoir envie d’entrer dans la police à vingt ans, mais il est vrai que mon père n’était pas CRS.
Quoi qu’il en soit, je laissais deviner que la Touraine était mon lieu de villégiature, que j’allais goûter des vins en faisant la tournée des caves pendant huit jours, et puis qu’après je verrais. Elle me laissa pour aller voir son émission de télévision matinale, en me souhaitant bon voyage.
Je commençais à trouver mes voisins envahissants, bien que je ne puisse rien leur reprocher, c’était sans doute mon côté vieil ours qui me jouait des tours. Il est bien normal de dire deux mots avec le voisinage, je ne pouvais pas reprocher aux autres de se montrer plus urbains que moi.
Je fermai ma maison et mis le cap sur la Touraine, où je répétai mon manège maintenant habituel avec les hôtels où l’on ne voit personne, mais où on laisse la trace de sa carte bancaire. Dans la journée, je filais sur Orléans.
Guettant les allées et venues de Madame Yvonne, je ne notai rien qui put m’aider, aussi dus-je me résoudre à une action osée, malgré le peu de goût que j’avais pour les situations risquées. Franchement je ne vis pas sur le moment de solution vraiment élégante et anodine pour faire boire son bouillon de onze heures à Madame Yvonne.
Le vingt-six au matin, je fonçai sur Orléans, grimé par un rasage total de ma barbe, un pansement sur le nez, une moustache dessous, des lunettes de théâtre par-dessus des lentilles teintées qui transformaient mes yeux clairs en charbons andalous comme Picasso. À l’aide de peinture acrylique, mes dents présentaient un manque d’entretien évident, une incisive était grise comme une dent morte. Ça n’avait pas été une partie de plaisir de faire sécher la peinture avec un sèche-cheveux en tenant la bouche ouverte sur un rictus éloignant les lèvres des gencives, mais le résultat en valait la peine. Il avait fallu rajouter une couche de vernis à retoucher mat pour peinture à l’huile, car l’alcool est un solvant pour l’acrylique. J’aurais eu l’air malin d’avoir des dents auto nettoyantes à l’apéro !
Je m’étais affublé de barres de mousse de polyuréthanne autour du ventre, le tout recouvert d’une veste à carreaux comme en portent les bûcherons canadiens, mais que j’avais choisie trop petite afin qu’elle me boudinât, et je portais une perruque qui paraissait ce qu’elle était. C’était la touche nécessaire pour avoir l’air profondément ridicule.
Je trouvai la maison.
Je sonnai. On m’ouvrit. Je parfis l’homme saoul, tenant une bouteille de whisky comme Moïse les tables de la Loi, et je réclamais en hurlant : « Madame Yvonne ! Madame Yvonne ! »
Ayant arrosé par avance ma veste du breuvage, je dégageais l’odeur qu’il fallait pour être pris au sérieux. Le remue ménage fit venir la dame-patronnesse, qui s’enquit de ce tapage. Je débitai une histoire d’argent gagné, de fête à faire, et prétendis ne pas permettre qu’on me délogeât avant que Madame Yvonne ne trinquât avec moi. Si ça marchait : parfait. Au pire, il faudrait que je trouve autre chose dans la journée.
Et comme je l’espérais, elle ne se démonta pas, habituée à manipuler les braillards et les ivrognes : elle me fit promettre d’être gentil et de partir après.
Je jurai mes grands Dieux que la terre n’avait pas connu d’homme plus gentil que moi, et me pliai à ses conditions. Grand seigneur, je tins à préparer moi-même la boisson pour le toast et réclamai :
— Un verre pour Madame Yvonne ! et du Coca. »
On mit de la mauvaise volonté, mais un geste de Madame Yvonne mit fin au flottement : on m’apporta en rechignant une boisson marron et deux verres où je versai du whisky, l’allongeant d’un peu de Pepsi car ils n’avaient que cette marque, et discrètement (je m’étais entraîné) je versai une sacrée dose de Digitaline grâce à la pipette compte-gouttes dissimulée dans ma main, le réservoir de caoutchouc coincé et pressé entre mes doigts.
Je portai la dose mortelle à Madame Yvonne qui ne put faire moins que de prendre le verre, et je levai le mien à la santé du Loto, des belles femmes, et je dis Merde ! à la Reine d’Angleterre. Nos verres furent choqués l’un contre l’autre, et je donnai l’exemple en levant le coude.
Sous mon œil attentif et grave d’alcoolique, Madame Yvonne dut s’exécuter, ne remarquant qu’une légère amertume dont elle fit la remarque. Je craignais qu’elle ne bût pas tout, mais comme j’insistai lourdement, elle montra contre mauvaise fortune bon cœur, et vida son verre. Il lui restait quelques heures à vivre, la décence me commandait de lui en laisser la jouissance en paix, elle avait peut-être deux ou trois bricoles à faire avant que son cœur ne la lâchât irrémédiablement.
Il ne paraissait pas opportun de traîner plus longtemps dans les parages, aussi ne m’attardai-je donc pas. Il faut savoir se retirer à temps, me dis-je, comme pour celui qui ne connaît pas les préservatifs, ajoutai-je in petto. C’était d’un goût douteux, mais les meurtres me faisaient décidément un curieux effet libidineux.
Montrant ma serviabilité, je tins à nettoyer les verres moi – même :
— Si, si, j’ai dérangé, faut que je range ! Moi quand je range, je range. »
Je rotai.
— Mais non, laissez…
— J’ai dérangé, je range, c’est la moindre des choses de faire la vaisselle. Jojo c’est pas un impoli, je laisse comme j’ai trouvé. »
Plus pénible que moi, cet établissement en avait vu sans doute, je devais cependant rester dans la norme.
Tout le monde avait hâte de me voir partir, je partageais ce point de vue, mais les arsouilles sont collants, je tenais mon rôle. Après un temps raisonnable, mais qui me parut aussi long que je m’efforçais de le faire paraître aux autres, je me laissai convaincre de décamper, je bourrai un gros pourboire en billets froissés dans le corsage d’une fille qui traînait par là, et rembarquai les bouteilles d’alcool et de détergent américain : pas fou, le poison suffisait en matière de digitale, je ne laissais pas mes empreintes à n’importe qui.
Je retournai à ma voiture, où une surprise désagréable m’attendait. Ce n’aurait pas dû être une surprise, mais je m’étais montré négligent.
Sur le pare-brise, une main attentive avait déposé une contravention méritée, car j’avais parqué mon automobile sur une place réservée à une catégorie particulière d’usagers dont je ne faisais pas partie. Je ne pouvais m’en prendre qu’à moi – même, mais il fallait prendre des mesures.
— Bougre d’âne », me traitai-je, « c’est pas malin une telle négligence. »
De fait, ce n’était pas malin, et je me demandai comment j’avais pu commettre une telle bourde. J’ouvris la portière, qui n’étais pas fermée à clef. Bizarre ! Rien n’avait été dérangé, sauf le siège dont le réglage ne me convenait pas. Regardant autour de moi, je constatai que je n’avais pas stationné ici, mais dix mètres plus loin. Le compteur journalier – que j’avais remis à zéro le matin en faisant le plein, car je vérifiais la consommation, ma voiture me semblant mal réglée – affichait une cinquantaine de kilomètres de trop. Pas de doutes, “on” avait emprunté mon véhicule pour une petite virée.
La petite délinquance s’avère une fois encore la plaie de la vie quotidienne.
C’était bien contrariant, cette histoire. Néanmoins, je constatais avec plaisir que je n’avais pas fait d’erreur, ma cervelle fonctionnait encore correctement. Il s’agissait seulement de ces impondérables qu’il faut admettre comme normaux, bien qu’ils soient les grains de sable des mécaniques les mieux usinées.
Mon passage à Orléans pouvant être prouvé, il importait d’urgence de lui trouver une raison avouable. Me mettant au volant, je trouvai un endroit tranquille pour me dé-grimer. La perruque et la veste partirent dans un grand sac poubelle avec les boudins de polyuréthanne, il me faudrait m’en débarrasser durablement plus tard. Je me lavai les dents à l’essence de térébenthine, puis à l’alcool, et rinçai à l’eau de Vichy. Je rangeai les lunettes et les lentilles, car c’étaient des accessoires difficiles à se procurer. Il me semblait que le risque était moindre de conserver celles-ci, que de courir les marchands pour en avoir des nouvelles à chaque fois.
Je me coiffai d’un chapeau pour cacher ma calvitie, endossai une parka car il ne faisait pas chaud (pour utiliser un euphémisme), et mis le cap sur le parc floral de la Source. Je ne tenais pas à me faire remarquer sans barbe, aussi me cachai-je le bas du visage par un cache-nez de laine largement remonté. Je passai une heure à me promener dans le parc, me laissant gagner par le charme du lieu, et c’est à regret que je le quittai. Mais il le fallait.
J’intercalai des kilomètres entre la future morte et moi, et me retrouvai à Vouvray. J’avais très envie de m’arrêter pour acheter quelques caisses de vin car j’apprécie particulièrement celui-là, mais ce n’était pas prudent dans mon état imberbe. Je poussai jusqu’à Angers, afin de profiter de l’anonymat d’une ville plus importante, et des hôtels de rocade.
Le lendemain je modifiai mes plans, et rentrai chez moi à la nuit tombée. Les jours suivants, je ne mis pas le nez dehors, attendant que ma barbe repousse, puis quand les poils furent suffisamment longs, je sortis me promener. Depuis ma ballade à Orléans, j’avais des envies d’amour qui ne s’étaient pas assouvies. J’allais inopinément chez Arlette, car je passais près de chez elle, et que sa compagnie me manquait. Je montais chez elle par l’escalier, mes jambes me le permettaient, quand j’entendis sa voix. Elle était avec un homme. Mais je ne pouvais pas me montrer trop discret, de peur de donner l’impression de l’espionner. Aussi je gravis les dernières marches. Je connaissais de vue le visiteur qu’elle raccompagnait. C’était le maire de Sainte-Eutrope, une commune de la banlieue de La Rochelle. Il était aussi conseiller général et il était question de lui pour le sénat. Le personnage me fit un petit sourire crispé, auquel je répondis d’un bonjour évasif.
— Au revoir chère Madame, j’espère que nous pourrons faire affaire ensemble une prochaine fois. »
— Ce sera un plaisir pour moi », lui répondit Arlette.
Il s’éclipsa.
— Tu aurais dû me téléphoner », me reprocha Arlette,« il y a longtemps que tu es rentré ? J’ai essayé de te joindre la semaine dernière, mais il semblerait que tu étais toujours absent. »
— J’ai fait une petite virée, puis je suis resté au lit, car j’avais attrapé une saloperie de rhume tenace. Ma première sortie est pour toi. »
— Entre vite alors ! »
Nous passâmes une soirée charmante. Je lui proposai de se revoir le lendemain, mais elle me dit avoir un empêchement, quelques affaires à régler avec quelqu’un. Je la taquinai.
— Une vraie femme d’affaires ! Et avec le beau monde, un quasi-sénateur s’il vous plaît.
— Aubineau est une vieille connaissance », répondit-elle », c’est presque un ami. »
Je n’insistai pas, car franchement, ça ne me regardait pas.
****
Le printemps cette année-là s’avéra non seulement précoce, mais particulièrement chaud. La canicule s’était installée avec la sécheresse, et les marchands de glace réalisaient des bénéfices inespérés.
Moi, je me préparai calmement pour ma mission prochaine. J’étais devenu habile avec un rasoir, mais il faut reconnaître que ce n’était pas très difficile, l’engin ne se prêtant que fort peu à des variations de style.
Ayant depuis longtemps repéré les lieux, je n’éprouvai pas le besoin d’une nouvelle reconnaissance. Aussi, au dernier moment, je louai un camping-car Volkswagen, suffisant pour une personne et maniable comme une voiture ordinaire. Le dix-huit avril, je quittai La Rochelle au volant de cet engin, et gagnai le Nord par le chemin des caracoles. Passant la frontière, je campai à Gand. Le vingt-trois je visitai très rapidement un musée en début d’après midi, puis filai vers la France, sans que le moindre douanier ne se profila sur mon chemin.
J’arrivai à Valenciennes vers 21 heures, ayant roulé tout l’après-midi, et trouvai à me garer sur un parking public, à cinq minutes à pied de la rue de Lille. Je m’y rendis derechef. La nuit était maintenant installée, je m’installai dans la nuit : chemise sombre, pantalon de même, chaussures à l’avenant, et à la main un ustensile incompatible avec la chaleur, mais néanmoins utile à l’homme d’action : un casque intégral de motard que j’avais trouvé pour pas cher, deux jours plus tôt dans une grande surface du côté de Bruges.
Je repérai une prostituée, je me casquai, dissimulant ainsi mes traits aux indiscrets, et m’approchai. Mais comme de bien entendu je n’étais pas seul, et un amateur me grilla au poteau. Manifestement, malgré ce client, la prostitution n’était pas très florissante, car je ne vis pas d’autres officiantes et peu de mâles traînant avec un air de pas y toucher. L’homme dans le besoin s’éloigna avec la dame, me laissant bredouille. J’en fus quitte pour un petit quart d’heure d’entracte, durant lequel je me fis petit dans mon coin.
Quand la péripatéticienne revint de son ouvrage, je m’approchai d’elle, de noir vêtu, casqué comme un chevalier moderne. Je devins agressif, la fille poussa un cri. Tout le monde s’était figé dans le coin, et les têtes se tournaient vers moi. Je faisais des grands gestes comme pour frapper. Une voiture apparut, un type menaçant criant par la portière. Je ne demandai pas mon reste et m’éclipsai.
Je n’allai pas bien loin.
Dès que le danger ne fut plus pressant, je fis demi-tour et repérai l’automobile de surveillance. Comme elle était en stationnement dans un coin sombre, ça tombait bien. Toutefois je dus rebrousser chemin, car le museau pointait vers moi, et je tenais à arriver par-derrière. Il me fallut faire un grand détour pour prendre la rue dans l’autre sens.
Je le fis, puisqu’il le fallait.
Quand je fus dans le bon sens, je remis mon casque, et m’approchai de la voiture. J’ouvris la portière arrière, et prestement me coulai à l’intérieur. L’homme fut surpris, il se retournait à demi quand je lui mis la main sur le front et, lui relevant la tête, d’un coup franc, lui ouvris un nouveau sourire d’une oreille à l’autre. Mon geste fut si preste que lorsque le sang commença à couler, j’en étais à quitter la voiture, abandonnant le rasoir pour faire plaisir aux policiers. Ils pourraient toujours chercher des empreintes, quand j’aurai brûlé mes gants de cellophane, ce qui ne tarda guère, car je m’occupai de cette crémation la nuit même.
M’éloignant des lieux sans qu’on crie – personne ne s’était aperçu de la mort du pêcheur – je retrouvai bientôt mon camping-car près du parc de la Rhonelle, mis le contact et quittais la ville par l’avenue de Dunkerque, après en avoir fait le tour par les remparts.
Je repassai en Belgique, toujours aussi discrètement et le matin, après avoir fini la nuit sur une aire d’arrêt d’autoroute, je visitai Gand, gardant les billets de musée comme la veille, pour justifier éventuellement mon activité dans la ville où je campais.
Je passai encore une journée dans cette ville, puis je rentrai à La Rochelle. La canicule anormale pour la saison, comme celle de 1976, continuait de plus belle. J’en avais moins ressenti les effets en Belgique, car leurs grosses chaleurs correspondaient à une douce journée chez nous, mais pour l’heure, ici, on n’avait pas froid.
Comme le goût des mathématiques ne m’avait pas quitté, je m’installai le lendemain de mon arrivée dans mon jardin avec un livre de Imre Lakatos, que j’aime à relire tant il me fait penser à un roman policier. Ce qu’il faut découvrir, ce n’est point un assassin, mais une loi sur les polyèdres, dont on n’est pas certain de l’existence, malgré son apparente évidence. Les réponses fournies au cours du temps par les plus beaux esprits sont contredites le jour suivant. On s’aperçoit que la soi-disant vérité mathématique est toujours remise à plus tard, et que les démonstrations d’un théorème sont souvent sujettes à caution.
Mais l’avancée de l’intrigue est passionnante.
Du moins pour ceux qui aiment les mathématiques. Ce qui n’est en aucune manière une nécessité, sauf pour les élèves pour lesquels c’est une ardente obligation du point de vue des gens de mon acabit.
Sur ces graves considérations philosophiques et sociales, je fus dérangé par la voix de ma voisine. Ma tolérance commençait à s’écailler, et ma patience à s’effriter. Cette espionnite continuelle devenait déplaisante à la fin !
Peu amène, je me levai pour dire son fait à l’indiscrète.
— Monsieur Martin ! Ho Ho ! »
La voix venait de la haie mitoyenne. Je m’approchai, et me mis sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus.
— Voulez-vous vous baigner ?
Ma voisine en bikini me faisait face, me proposant l’usage de sa piscine, fraîchement installée. Je n’en voyais pas vraiment l’intérêt à un kilomètre de la mer, mais il faut croire qu’on ne résiste pas aux signes extérieurs de richesse, car je constatais autour de moi une augmentation considérable de ces grandes baignoires de plein air.
Il faisait chaud, ma mauvaise humeur fléchit devant la gentillesse de la proposition. Je rentrai me mettre en maillot de bain, puis allai piquer une tête. Je fis quatre ou cinq longueurs du petit bassin, et me hissai sur le bord. Ma voisine s’enduisait avec conscience d’une huile solaire. Nous bavardâmes pendant cette opération de la plus haute importance, et elle s’allongea sur le ventre en s’excusant de me demander de lui en passer dans le dos. Je n’aime pas bien le contact gras des huiles solaires, mais comment refuser ? Le contact de sa peau en revanche me plaisait bien, et je m’exécutai en fin de compte sans rechigner. Pour ne pas salir le soutien gorge, je le dégrafai, j’oignis bien les épaules, et descendis dans le creux des reins, massant légèrement plus qu’une enduction ne nécessitait.
Yolande était une femme dans la quarantaine, peu de poitrine et les cuisses un peu fortes, mais plutôt jolie. Je tirai légèrement le slip pour que la peau n’ait pas de parcelle oubliée. Je proposai le derrière des jambes, elle acquiesça d’un grognement-soupir. Passant l’huile, je caressai le dedans des cuisses, qui s’écartèrent pour me faciliter le travail. Mes doigts frôlèrent le fond du slip. On ne se récria point, je les insérai dessous, et par de lents va-et-vient, l’amenai à des petits cris accompagnés de soubresauts.
J’étais de mon côté dans un état d’expansion qui justifiait un traitement d’urgence. Comme j’avais ce qu’il fallait sous la main, et qu’on ne pouvait nous surprendre (j’étais le seul voisin à avoir vue par ici), je ne m’en privai point, l’amenant de nouveau à manifester un certain contentement, tandis que de mon côté, je jouis des charmes de la petite mort.
Décidément, les assassinats me réussissaient. Non seulement je retrouvais à chaque fois une vigueur nouvelle, mais je devenais un homme à femme, moi qui avais mené une vie rangée, faite d’austères études et de copies sans poésie à annoter. Mais avec l’âge, on sait qu’il restera encore des livres à lire et que la chair n’est pas triste.
Après l’action, les confidences vinrent. Son fils était à Bordeaux et son CRS de mari était parti en Corse pour une intervention de sécurité civile. Mais de toute manière, même quand il était là, le lit n’était pas son affaire, il ne se préoccupait pas d’elle, lâchait très vite et ne repartait pas pour un tour, quittant la chambre pour aller s’occuper au jardin ou dans son garage.
Comme je suis bon prince, je lui enseignai l’art de redonner vigueur à du bois mort, lui permis de s’initier au maniement de la matraque et des grenades, et je filai la métaphore pour lui fournir un vocabulaire que son mari comprendrait. Comme il lui fallait faire des travaux pratiques, je vins prendre un bain chaque jour de la semaine suivante, jusqu’au retour de son mari.
Je constatai que le dimanche les volets restèrent fermés jusque tard dans la matinée, et que la pelouse ne fut pas tondue ce jour-là. Ça emplit le cœur de contentement de faire de temps en temps le bien autour de soi.
La Voix du Nord s’interrogeaient sur les raisons de l’assassinat de Khaled Ben Khaled, bien connu des services de police, qui avait été égorgé dans sa voiture. La piste d’un règlement de compte entre maghrébins avait la préférence du journal, et semblait-il, de la police. On faisait état à juste titre de l’usage courant dans cette communauté du rasoir pour régler ses comptes.
Le hasard avait joué pour moi cette fois-ci. Je m’en réjouissais à deux titres : les soupçons iraient se porter loin d’un petit retraité des Charentes, et je jubilais intellectuellement car, n’ayant pas choisi ma victime, il était plaisant de voir qu’on trouvait des explications à ce qui n’en avait pas, tant est grand le besoin de l’homme de construire une rationalité qui est, comme le nom l’indique, tout à la fois raison et réduction. Et je me dis, un peu ironiquement, que les mathématiciens étaient experts à ces jeux où les mondes construits semblent plus beaux que le monde vrai (si tant est qu’il existe, bien sur !).
Manifestement, aucun lien n’avait été fait entre les meurtres des autres villes et celui de Valenciennes. Mieux, Orléans n’était pas recensé comme tel, la mort de Madame Yvonne ayant été déclarée naturelle, d’après ce que j’en avais pu savoir, ce qui me parut curieux. Mais à y bien réfléchir, beaucoup de beau monde éprouvait sans doute le désir ardent de ne point dévoiler celui qu’il avait éprouvé naguère : l’éteignoir avait coiffé la chandelle. La lumière qu’elle aurait produite dans les chasses solognotes et environnantes s’était éteinte.
Tout cela m’allait fort bien dans le meilleur des mondes. Mais je n’étais pas candide au point de perdre ma prudence, malgré l’envie de faire reconnaître par quelqu’un la remarquable stratégie que j’avais mise au point. Je souffrais un peu de garder pour moi seul, en moi-même, le secret de madame ma tête. Pourtant la tranquillité sous mon toit commandait que je ne criasse pas sur les autres que je remplissais les cimetières de dépouilles de maquereaux plus ou moins marinés.
Le meurtre suivant eut pour cadre Nancy, à trois cents kilomètres de Paris, puisque trois est le quatrième élément de la suite de Fibonacci. Je ne mis pas mes sabots pour passer par la Lorraine, et ce ne fut pas trois capitaines qui me rencontrèrent, mais un ignoble cancrelat qui n’eut pas le temps de m’appeler vilain ni d’en faire plus longtemps.
En effet, ce fut un gros porc d’auvergnat (j’appris plus tard le détail de sa naissance à Clermont-Ferrand), plein de bagues à ses doigts boudinés, infecte crapule qui avait déjà tiré quelques années de placard, mais qui tenait de nouveau le haut du pavé, au vu et au su de tout un chacun, que j’étranglai en plein centre de la ville, grâce à une cordelette de polypropylène tressée, fixée à une poignée qui me permit de serrer sans me faire de mal aux mains.
Je laissai choir le cadavre à mes pieds, comme une grosse limace molle, la langue sortie comme dans Guernica et les yeux de goret agrandis et jaillissant quasiment de leurs orbites.
C’était le 13 juin.
Un an déjà que je m’étais lancé dans mon œuvre de salubrité publique. J’en constatai les effets bénéfiques sur ma personne : une vie active, une forme physique retrouvée, un intérêt moral renouvelé, une vie affective rajeunie, bref, le bonheur reconquis.
Cependant, je me fis la remarque qu’un rien d’égoïsme limitait les bienfaits de mes actions à ma propre personne, et que rien d’exemplaire n’était perçu par autrui. Mes plans, pour parfaits qu’ils fussent, pêchaient de leur réussite même, demeurant invisibles aux autres, du fait de la prudence qui me guidait et de la nécessité de n’être point pris.
Il me faudrait réfléchir à cet aspect des choses.
Pour l’heure, je filai en Catalogne profiter du beau temps et du cours de la pésète. Je profitai aussi du Paseo des sept heures pour trouver quelques espagnoles esseulées afin de satisfaire mon satyrisme post mortem. Les mœurs ibériques ayant beaucoup évolué ces dernières années, à l’unisson du reste de l’Europe, je ne restai pas sur mon envie, les occasions se concrétisant très heureusement, et je dormis post coitem dans les beaux appartements de la bourgeoisie catalane plusieurs nuits très écourtées.
Durant mes ballades en Barcelone, le hasard (mais peut-on dire cela de quelqu’un qui cherche ?) me servit pour ma mission prochaine. A deux pas des Ramblas, dans les petites rues aux échoppes mercantiles, je dénichai un marchand d’armes, suffisamment louche pour que je me risquasse à tenter un achat discret et légèrement en dehors de la très catholique légalité.
J’entrai, et de mon castillan à l’accent approximatif, je m’enquis du quoi et du qu’est-ce, des prix et des modalités, et de la réglementation espagnole qui, du fait de l’harmonisation européenne, ressemblait comme deux gouttes d’eau à la nôtre. Même les pistolets à grenaille faisaient l’objet d’une déclaration.
J’avisai un engin curieux, qui était une arme à feu malgré son allure qui évoquait plus l’agrafeuse que le Mauser. Ce n’était pas un fabuleux Glock (en polypropylène ! comme une vulgaire ficelle !), mais une arme basque, le Pressin, arme de poche sans poignée, qui se dissimulait dans un étui à lunettes, et qui tirait malgré tout des balles respectables de 7,65 mm.
C’était bien le genre d’engin qu’il me fallait : 280 grammes seulement pour 12 cm de long et quatre de haut, grâce à une carcasse en duralumin. Deux canons quand même ! et on pouvait faire feu à travers l’étui.
Le vendeur me sentit accroché et me fit l’article. Mais je voulais une arme tout de suite, je n’avais pas le temps d’attendre les formalités de déclaration, lui expliquais-je dans la langue de Cervantes. Je sortis mon mouchoir pour un besoin fictif, et comme par inadvertance, je fis apparaître une liasse de pésètes que je renfournai négligemment dans ma poche.
Le vendeur était à son tour appâté, et je le laissai venir.
Il me fit tout un salamalec sur les ennuis administratifs, que j’écoutai d’un air dubitatif. Il arrêta bientôt ses jérémiades et à la parfin, me conduisit dans une arrière-boutique encombrée d’un capharnaüm de bazar oriental. D’une armoire, il me sortit un Pressin qu’il me proposa trop cher, mais sans papiers. Je discutai pour le principe, et on finit par tomber d’accord pour une surtaxe de 50 %. Il empocha mon argent liquide, et j’emportai le pistolet, muni d’un seul étui à lunette en plastique pour le rangement, au lieu des trois étuis fournis par l’usine. Mais comme un seul usage était prévu, l’arme devant disparaitre après qu’elle aurait accompli sa besogne, je m’en battais l’œil de n’avoir pas la panoplie complète.
Le temps nécessaire à une repousse de mes poils de joue tirant vers sa fin, je mis le cap vers la France, prenant mon temps et la route côtière par Cadaquès puis Collioure. Je fus déçu par les toiles de Dali que je vis dans les deux musées à lui dédiés, et ému par la maison de Maillol, où pourtant il n’y a rien à voir. L’être humain était décidément incompréhensible.
Je m’arrêtai à Perpignan deux jours, fis le tour de la ville, constatais que les constructions neuves poussaient là comme ailleurs, vite enserrées entre des nœuds routiers, et que comme ailleurs les proxénètes, curieusement des gitans pour quelques-uns, roulaient carrosse et que la prostitution gangrénait quelques avenues.
En arrivant vers Toulouse, je fus arrêté par un barrage de la Douane. Il n’y avait plus de contrôles aux frontières, mais la volante intensifiait ses activités. Je n’avais de ma vie été qu’une seule fois l’objet des sollicitudes de ces brigades, et c’était il y a fort longtemps, j’avais aux environs de vingt-cinq ans. En général on pouvait bien contrôler mon véhicule, je n’avais rien de délictueux à l’intérieur, sauf ce jour-là, où le Pressin trônait au vu de tous, dans son étui à lunette, posé sur le tableau de bord, comme un véritable étui à lunettes de soleil.
Je n’avais pas trouvé meilleure solution. Une cachette découverte aurait désavoué mon innocence, alors qu’en cas de pépin, je pourrais ainsi contrefaire l’andouille, clamer ma bonne foi par la non-dissimulation, prétendre qu’on m’avait assuré que l’achat était libre pour les armes de défenses personnelles, et accuser sans vergogne le vendeur catalan. Ça ne serait d’ailleurs que justice, cet homme là étant un receleur, fournisseur de la pègre, et probablement bailleur de fond pour des coups qui spoliaient de pauvres gens.
— Vos papiers et ceux du véhicule, s’il vous plait », me dis le douanier. « Veuillez ouvrir votre coffre. »
Le moyen de faire autrement ? J’ouvris mon coffre.
— Ouvrez vos valises, s’il vous plait ? ».
Ils étaient bien polis, mais je ne me voyais pas répondre que ça ne me plaisait pas. J’ouvris mes bagages, d’où émergèrent des chaussettes sales et autres pièces vestimentaires qui attendaient le lave-linge. Ils fouillèrent rapidement mes valises, d’un air de savoir s’y prendre, soulevèrent le tapis de sol, puis en firent autant à l’intérieur de la voiture et terminèrent par le passage d’un miroir sous la voiture. Je me demandais bien ce qu’ils cherchaient, mais je ne leur demandai pas.
— « Voila vos papiers, Monsieur, bon voyage. »
Ils bloquèrent la circulation pour me permettre de m’y insérer de nouveau, passèrent à une nouvelle voiture, tandis que je respirais soudain plus facilement. Je préférai le Douanier Rousseau, parce qu’il ne le fut jamais, mais simplement employé à l’octroi de Paris, comme qui dirait aujourd’hui, encaisseur au péage du pont de l’ile de Ré.
Je rentrais chez moi sans autre alerte.
***
Les démêlées douanières, pour légères qu’elles aient été, m’avaient donné un coup au moral, car aussi philosophe soit-on, il est difficile d’admettre qu’on puisse être mis en difficulté par un quelconque barrage routier qui ne vous était pas destiné.
Mais l’avantage du raisonnement sur le laisser-aller affectif, c’est que l’homme sensé peut surmonter des dépressions qui sont communes, dues au fonctionnement des cellules nerveuses de tout un chacun, et colmater des brèches dans un système de défense morale. Je m’appliquai dans les jours suivants à remettre de l’ordre, à réduire mes craintes, et à me féliciter de la force de mes concepts qui intégraient l’aléa dans la normalité du monde.
Rasséréné, je m’attelai à la tâche, préparant mon nouveau travail qui aurait pour cadre la ville de Bordeaux. Comme je connaissais bien la région, sous certains aspects, le travail me semblait plus simple que pour mes missions précédentes, mais la proximité de mon domicile et ma présence régulière dans cette cité m’incitaient à une réflexion accrue. Les risques de rencontre inopinée d’une connaissance, et ceux d’une négligence induite par un sentiment fallacieux de facilité, ne sauraient être pris à la légère, et je redoublais de précaution dans mes préparatifs.
Deux solutions se présentaient à moi :
ou ne pas être à Bordeaux le jour j,
ou bien y être au su de quelques-uns qui justifieraient ma présence le cas échéant.
Comme j’avais déjà dû, à la suite d’incidents reconnaître ma présence dans des villes lointaines certains jours où j’eusse préféré n’y point paraître, j’optai pour la seconde solution, bien que j’y répugnasse quelque peu.
Après quelques hésitations, je décidai de recommencer le coup du camping-car qui diminuerait le risque que ma voiture soit reconnue par une personne de connaissance, et de me grimer une nouvelle fois en non barbu, ce qui nécessiterait une période de repousse loin de mes pénates et de mes voisins trop curieux.
Comme j’avais trouvé plaisant mon séjour à Amsterdam, j’en fis ma future destination.
Ma calculette m’ayant fourni la date du vingt juillet pour offrir une concession à perpétuité sans remise de peine pour bonne conduite à un souteneur bordelais, il me fallait faire vite. Mais comme je commençais à avoir une certaine expérience, et que l’arme nécessaire au nettoyage des écuries d’Augias était déjà en ma possession depuis mon séjour à Barcelone, je ne craignais pas d’être pris au dépourvu.
Cependant, mon activité me semblait ne pas prendre tout le sens que j’en attendais. Mes précautions, que je trouvais de temps en temps astucieuses (étant trop conscient de la facilité du problème pour me trouver génial), présentaient l’inconvénient d’empêcher par leur efficacité même, qu’on donnât toute sa valeur à mes actes. Notamment, le côté exemplaire de ma croisade ne se pouvait percevoir.
Je me défiais de ce sentiment, ayant réalisé que tout lien fait entre les crimes serait contraire à la prudence. Cependant, il semblait nécessaire que la logique de mon système d’élimination de nuisibles fût portée à la connaissance du public, l’exemplarité de mon action ne pouvant trouver toute sa valeur que dans une publicité qui s’avèrerait en contradiction avec la méthode que j’avais mis au point pour ne pas être pris.
Il fallait choisir entre l’égoïsme de ma prudence, et l’altruisme d’une action qui dépassait de loin mes intérêts particuliers.
J’optai pour la seconde solution.
Cependant, scrupuleusement, je me demandai si je ne tournais pas à la démence. J’avais lu que les criminels en série, psychopathes d’un type particulier, cherchaient toujours à se faire reconnaître, ne pouvant supporter qu’on ne les remarquât point. Bien sûr, moi aussi, j’aurais aimé qu’un esprit intelligent s’aperçût de la subtilité de ma méthode, mais si ce cas échoyait, ce serait la preuve évidente de la fausseté de ma théorie. Rien ne laissait supposer que l’on s’apercevrait un jour que des meurtres en séries avec été commis, car justement, j’avais pris mes précautions pour que les assassinats ne s’avérassent pas de cette nature. Aussi, si je désirais qu’un peu de publicité entourât mes missions, il fallait nécessairement que je me résolusse à en faire moi-même l’annonce. Ce changement n’était pas sans me poser quelques problèmes, comme si un artiste détruisait son chef d’œuvre dans l’espoir d’en faire un plus grand encore.
Néanmoins, pesant le pour et le contre, il me sembla que je me devais de montrer le lien entre les différentes morts qui étaient advenues dans des villes différentes, à des dates diverses, à la suite de causes variées.
L’évidente logique de mon raisonnement, la clarté avec laquelle j’étudiais les tenants et les aboutissants du problème, la solidité de mes principes, et le fondement assuré de mes actes, tout démontrait le parfait fonctionnement de mon cerveau. Il n’y avait aucune trace de folie dans mon comportement, mais une impérieuse nécessité morale.
J’écrivis aux journaux, en prenant bien sûr des précautions pour n’être point repéré. Je frappai mon texte sur mon ordinateur, prenant soin qu’il ne fut jamais sauvegardé sur le disque dur, des traces des fichiers effacés restant, parait-il, souvent cachées au milieu des autres données, même après effacement, et j’emportai la disquette avec moi à Paris où je fis un saut d’une journée par le train.
Comme mon ordinateur est un Atari d’un type ancien avec des logiciels rares, il me fallait banaliser les documents que je voulais diffuser. J’avais sauvegardé mon texte au format MS-DOS.
Dans une grande surface spécialisée, je trouvais un ordinateur ordinaire en démonstration. Je lançai la dernière mouture d’un gros logiciel de traitement de texte, ouvris mon fichier, sauvegardai au format Mac Intosh et fis discrètement des copies de mon fichier sauvegardé sur des disquettes anonyme, grâce au logiciel de la boutique. Je les postai de Paris.
L’affaire fit un bruit moyen.
L’information passa, puisqu’en ce début juillet l’actualité n’offrait pas beaucoup de prise aux débauches de la presse. Mais il fallut attendre trois jours pour qu’elle fût prise au sérieux quand les rouages de la police, après vérification, eurent apporté la confirmation de ce que j’avançais.
Alors, je devins une vedette. Et comme les morts n’étaient pas très honorables, et que personne parmi la presse ne se sentit menacé, les commentaires furent variés, allant de la condamnation du bout des lèvres à l’assentiment un peu tempéré.
Il restait cependant quelques tenants de la fumisterie, des sceptiques qui refusaient de croire au « tueur de mac », jeu de mot sur les cibles et le moyen choisi pour faire connaître leur élimination. Mais personne n’a jamais accusé la presse de bon gout.
Toutefois, les sceptiques eux-mêmes faisaient monter la température en me mettant en demeure de réaliser ce que j’avais annoncé : la mort d’un nouveau proxénète le vingt juillet.
Le dix-neuf, je louai de nouveau un Volkswagen aménagé, et le chargeai d’habits suffisamment chauds pour subir les rigueurs d’un été batave. Le voisin, que le lit n’occupait pas à plein temps malgré les leçons que sa femme tenait à mettre en pratique, vint inévitablement rôder autour du véhicule.
— Alors, c’est encore les vacances ? Vous partez en promenade ?… »
Manifestement il attendait une réponse à sa question stupide, et je lui fournis sans faire montre d’exaspération.
— Oui. »
Manifestement ma réponse lui parut laconique, ce qui n’était pas faux.
— Vous partez loin ?… »
Je trouvais plus simple de dire la vérité que d’inventer un bobard, d’autant qu’il n’y avait aucune raison que je fisse un effort d’imagination pour lui.
— Je passe d’abord quelques jours en Périgord, puis je file à Amsterdam.
— Pour la marijuana ? »
Je le regardais d’un œil éberlué.
— Vous savez bien, me dit-il, que l’herbe est en vente libre en Hollande. »
Non je ne savais pas.
Ou plutôt, je l’avais su, mais comme l’information n’avait pas d’intérêt pour moi, je l’avais oubliée.
Je vais à Amsterdam pour Van Gogh. »
Il connaissait ce nom-là, et me parla de son cousin qui faisait aussi de la peinture, et qui serait peut-être célèbre un jour :
On ne sait jamais, hein ? c’est toujours comme ça avec les peintres, ils ont du succès quand ils sont morts. »
Je n’éprouvais pas l’envie de lui proposer un contre-exemple, histoire de faire mentir la généralité de son affirmation, et je laissai la conversation s’éteindre.
Je dus cependant convenir que le temps était bizarre pour la saison, que les vacances allaient mettre du monde sur les routes, et qu’il faudrait un peu d’eau mais aussi du beau temps. Inévitablement il parla du tueur.
Faites attention à ne pas trop protéger les pépées, il pourrait vous confondre », dit-il bêtement.
Pendant que les gendarmes s’occuperont de lui, ils me laisseront tranquille », plaisantais-je pour rester à son niveau.
Oh ! pour ça vous en faites pas, ils ne vous oublieront pas quand même… » ajouta-t-il d’un air que je ne sus déchiffrer.
Ayant réussi à me défaire de l’importun, je finis le chargement de mes matériels, puis allai me baigner car la marée était haute.
Le lendemain, sur le coup de midi, je quittai ma maison au volant du Volkswagen, saluant Yolande qui mettait le nez à la fenêtre, et filai vers un la rocade.
Je ne pris pas la route de Bordeaux, mais celle de Surgères, car je tenais à me montrer sur une direction d’Angoulème sans équivoque. À Saint Jean d’Angély, je m’arrêtai au restaurant pour me faire voir, discutai abondamment avec la patronne et laissai un chèque en guise de paiement, signant par là même mon passage.
A Angoulême, je pris la direction de Bordeaux, par la nationale 10, puis j’obliquai vers Libourne, ne voulant pas rejoindre à Saint-André de Cubzac, les véhicules en provenance de La Rochelle, car mon détour n’eût pas servi à grand-chose.
Je profitai d’un coin de vigne pour arrêter mon véhicule comme un touriste qui se repose, et fis un sort à ma barbe comme j’en avais maintenant l’habitude. Le camping-car étant équipé d’un service d’eau avec pompe électrique, l’exercice ne fut guère plus difficile que dans une chambre d’hôtel, et encore plus discret. J’avais fait l’emplette d’un pantalon d’été bien ordinaire et d’une veste légère à un prix bas, cassé et écrasé dans un hyper-marché. Un bob en toile complèterait mon habillement, et une paire de lunettes de soleil aux verres assez clairs pour n’être pas impossible à porter le soir, dissimulerait mes yeux. Je ressortis une dernière fois ma moustache postiche, estimant qu’il faudrait maintenant m’en débarrasser.
Vers sept heures du soir, j’entrai dans Bordeaux par les Quatre Pavillons, passai le Pont de Pierre, et trouvai à garer mon camping-car place de la Bourse, à deux pas de la rue Courbin, où je savais trouver des barbeaux.
Coiffé de mon couvre-chef de touriste, j’avais mon arme dans l’étui à lunettes ad hoc, dûment chargée et prête à l’emploi. En remontant la rue du Parlement Sainte-Catherine, je pensai à part moi qu’il me serait agréable de retrouver le misérable individu que j’avais vu naguère brutaliser une fille, et qui m’avait incité à me lancer dans mon œuvre salvatrice.
Je fis un premier tour rue Courbin, où je fus accosté par toutes les filles qui tenaient les pieds d’immeuble, mais je déclinai leurs offres, cherchant des yeux les salopards de faction. J’en vis quelques-uns qui feraient l’affaire. Je fis un tour dans le quartier, pour vérifier qu’il n’y avait pas de policiers dans les parages, ne voulant pas risquer de réitérer la situation de Rouen, d’autant que l’annonce que j’avais faite devait avoir incité les commissariats à quelques mesures de prévention, même si les cibles que je me proposai n’inclinaient pas au zèle répressif. Je ne remarquai rien de particulier, mais il est difficile de faire la différence entre les forces de l’ordre et le commun, tant les techniques d’insertion sont au point dans la gent policière.
J’avais repéré ma future victime, un homme dans la trentaine, au visage grêlé de marque de varicelle, quand je changeai mes batteries, la chance m’ayant souri.
Je remarquai soudain le maquereau du mois d’octobre qui sifflait l’apéro dans un bar : je décidais promptement de lui siffler l’Opéra. Refaisant un tour du quartier, je vérifiai mon parcours de fuite. Tout irait bien de ce côté-là.
Je revins vers le bar qui s’appelait Le Saint-Médard, et je guettai le mort futur. Comme il n’était pas au courant, il pérorait avec d’autres louches individus de son acabit.
C’était un peu improvisé, et je ne savais pas trop comment faire. Néanmoins je me fis la remarque que le lien entre lui et moi était uniquement dans ma tête, et qu’il n’y avait pas d’inconvénient à le prendre pour cible de préférence à un autre.
J’avais le choix entre l’attendre, au risque de me faire remarquer, le rechercher plus tard au risque de le perdre, ou encore de rentrer dans le bar, au risque d’augmenter les risques.
L’expérience m’ayant enhardi, je m’approchai de la porte grande ouverte du bar, prêt à lui faire son affaire. Il se retourna comme j’entrai, me jeta un coup d’œil estimatif, les conversations s’étaient arrêtées dans le café, quelques mots perçus en entrant montraient qu’on parlait du tueur. Grand bien leur fasse !
Mais trouvant sans doute inoffensif un presque vieillard avec un étui à lunette à la main, il se désintéressa de moi. Je m’approchai du bar sans qu’on se souciât apparemment plus avant de ma personne, mais ce n’était pas le cas.
Alors Grand-père ! On traîne dans le quartier ? » m’interrogea le tenancier de derrière son comptoir de formica.
J’en avais un peu marre qu’on prît l’habitude de m’appeler grand-père dans ces milieux, mais je ne fis pas ma coquette, réfléchissant à cent à l’heure à ce qu’impliquait la remarque.
On m’avait repéré depuis un moment.
Ou je me tirai de là à toute allure, ou je faisais son affaire au buveur d’apéro. Je travaillais dans la logique binaire dans cette affaire. Il faut croire que mon ordinateur cervical fonctionnait au turbo, car je pressai le Pressin, le coup parti, et comme le bordelais brutal se trouvait dans la trajectoire, il reçut en plein coffre la balle qui lui était destinée.
La stupeur régnant dans la salle, je les laissai pantois et m’éclipsai vers des lieux plus sûrs. En deux temps et trois mouvements, je me trouvai dehors, jetai le pistolet espagnol par terre, mais je remisai l’étui dans ma poche pour enlever les empreintes plus tard. Je filai à main droite vers la place du Parlement, me glissai dans une rue adjacente minuscule et sombre, rejoignis la place de la Bourse, récupérai mon véhicule, et mis le cap vers le Périgord, où je stationnai pour finir la nuit du coté de Brantôme au bord d’une rivière. Je nettoyai consciencieusement l’étui du Pressin avec de l’alcool, puis me ravisant je le fis brûler. Je jetai les résidus à l’eau.
Le lendemain, je pris un petit déjeuner à une terrasse de cette ville en lisant l’édition bordelaise de Sud-Ouest, le journal de la région.
La police avait fait vite. Le proxénète avait été identifié, le signalement de l’assassin diffusé, mais tellement éloigné du mien qu’il n’y avait pas lieu que je m’inquiétasse.
Je profitai du beau temps pour faire un peu de tourisme, puis je mis le cap à vitesse modérée vers le nord.
Mais le plus beau était à venir : un moment considéré comme le fait du tueur de mac, le crime était alors attribué à l’ETA.
On ne prête qu’aux riches !
Du moins c’est ce que m’apprirent les journaux des jours suivants.
Le hasard cette fois avait été pour moi (on ne peut pas toujours perdre) : l’arme très particulière avait déjà servi auparavant dans un règlement de compte avec le G.A.L. Je maudis le fourgue sans scrupules qui aurait pu me mettre dans un pas fâcheux sur la route de Toulouse, si ma bonne mine et mon allure respectable de français moyen, n’avaient dissuadé les douaniers d’un zèle intempestif. Je me promis que le barcelonais ne l’emporterait pas au paradis. Puis, me reprenant, je convins qu’il n’y avait rien à lui reprocher, je lui avais demandé un travail de receleur, il m’en avait fourni. Je passai l’éponge.
Dans les journaux, chacun se perdait en conjectures sur les liens entre le milieu bordelais et les séparatistes basques, mais les explications seraient rapidement inventées, je n’avais pas d’illusions là-dessus.
Habitué à chercher l’incognito, je me réjouissais qu’on me prit pour d’autres, mais désireux qu’on montrât la menace pesant sur les proxénètes, je fus fort marri qu’on attribua mon travail à autrui. Je me demandai le pourquoi d’une telle cécité. Je ne trouvais la réponse qu’en pages nationales : un assassinat de proxénète avait eu lieu à Marseille le même jour, et était connu de tous par la radio dès l’après-midi du vingt.
Mais je n’avais pas écouté les informations ce jour-là, occupé que j’étais par des préparatifs importants ! Je me souvins alors des bribes entendues quand j’entrais dans la salle du Saint-Médard. Ils parlaient de ça, et n’étaient donc plus inquiets du tueur, puisqu’il avait frappé à Marseille !
Je me sentis floué. Comment pouvait-on s’attribuer un mérite qui me revenait ?
La colère passée, je dus convenir que mon annonce impliquait presque automatiquement qu’un autre profitât de la circonstance pour tuer son prochain sur le compte d’autrui. Il était plutôt surprenant, au fond, qu’un seul se soit décidé.
Je réfléchis à la situation, et souhaitai que mon exemple fût suivi, que la peur s’installât dans le camp des proxénètes. Une démultiplication de mes actions devrait diminuer le nombre de souteneurs actifs.
Comme il arrive souvent, la première idée n’était pas la bonne, et je convins avec moi-même que je ne pouvais pas me laisser confondre avec n’importe qui.
Car combien de proxénicides seraient dus à une rigueur morale ? Combien au contraire ne seraient que l’assouvissement d’instincts inavouables, de meurtres par intérêts de la part de concurrents voulant agrandir leur cheptel ?
Décidément, je ne saurais tolérer une telle dérive, et je me devais de mettre un terme à la confusion. Il fallait faire reconnaître mon travail bordelais pour ce qu’il était, l’ETA. se remettrait de se voir dépouiller d’un acte dont elle n’était pas responsable, et le petit malin de Marseille ne pourrait pas s’abriter derrière moi et mon activité de bien être social.
Je mis franchement le cap vers la Hollande.
À l’occasion d’un arrêt, je découpai dans un journal l’article parlant de Bordeaux, auquel j’adjoignis ce commentaire découpé sur une autre page : c’est moi. Parallèlement, je découpais l’article sur Marseille dans un autre organe de presse, et incluais ces mots : c’est pas moi. Après avoir brûlé les pages restantes, je postai le tout dans une ville de passage à l’adresse d’une chaîne de télévision publique.
Non mais ! On ne se prend pas pour moi impunément.
****
J’arrivai à Amsterdam trois jours plus tard, et m’installai dans l’hôtel où j’avais séjourné lors de mon premier voyage. On me salua comme quelqu’un de la maison. Ma barbe avait repoussé suffisamment pour ombrer mon visage, et supprimer l’allure maladive que me donne la peau mise à nu, et sans vraiment être barbu, je n’avais pas le visage glabre.
En cours de chemin, tous les éléments compromettants de mes maquillages et les habits du meurtre, avaient disparus de mes réserves, détruits et disséminés au fil des kilomètres. Mes mains avaient subi de multiples nettoyages pour éliminer les éventuelles traces de poudres, car je m’étais souvenu d’un documentaire sur la police scientifique et la recherche de particules sur la peau. À Bordeaux, j’avais pris le risque de ne pas porter de gants, la chaleur aurait rendu suspect leur port en plein mois de juillet. Il est des concessions qu’il faut savoir faire avec les règles, quand leur application entre en contradiction avec la nature.
Quoi qu’il en soit, j’étais arrivé à bon port sans encombres, et les considérations à posteriori devenaient oiseuses. Je décidai de profiter de mes vacances, somme toute bien méritées, et je flânai les jours suivants dans Amsterdam, sur ses quais, dans ses musées et ses cafés.
L’ami Van Gogh et l’ami Rembrandt me tinrent agréablement compagnie, et la vie s’écoulait dans un bonheur tranquille, qu’une rencontre perturba sans que je la puisse regretter.
À un détour d’une rue, du côté de l’église cachée, je tombai nez à nez avec Arlette. Elle se montra surprise, et comme un instant ennuyée. De mon côté, j’étais enchanté, cependant je ne voulais pas m’immiscer dans sa vie si elle n’y tenait pas.
Mais la gêne que j’avais cru percevoir ne dura pas, Arlette d’un air enjoué, me prit par le bras, et nous passâmes les jours suivants comme deux collégiens. De temps en temps, Arlette vaquait à des affaires personnelles, des gens à voir semblait-il, et j’en profitais pour réfléchir à l’avenir et à l’état du monde, ce qui ne fut jamais une mince affaire, même pour Spinoza dont l’ombre flotte sur la ville.
Les meilleures choses ayant une fin, je dus envisager le retour, et Arlette me demanda de la ramener, si ça ne me dérangeait pas trop, car elle n’avait pas envie de prendre le train.
Je ne me le fis pas dire deux fois, car la compagnie d’Arlette m’avait toujours procuré du plaisir. Le Volkswagen étant largement assez grand pour deux, nous fîmes le voyage de retour assez rapidement, nous contentant d’un arrêt sommeil sur une aire de stockage des Ponts et chaussées.
Aux abords de La Rochelle, je proposai à ma compagne de venir chez moi quelques jours, mais elle repoussa ma proposition, me demandant au contraire de la déposer chez elle. Comme je ne suis pas contrariant, considérant que les gens peuvent mener leur vie comme bon leur semble, je fis derechef le détour par la ville.
Devant chez Arlette, je trouvai miraculeusement (hélas ! les miracles eux-mêmes ont une explication) une place disponible, et un créneau laborieux amena le camping-car au bord du trottoir, sans bousculer le pare-chocs de la Peugeot d’où un homme qui lisait un journal commençait à descendre.
Soudain il y en eut un à chaque portière, un pistolet à la main. Arlette se crispa.
Oh ! Robert !
POLICE ! » hurla celui qui se tenait à ma portière, un pistolet peu avenant pointé vers moi. De l’autre côté, son acolyte n’était guère plus souriant.
Descendez, doucement, les mains en l’air ! »
On se serait cru dans un film. Je me demandais bien quelle erreur j’avais pu commettre, pour qu’on me cueillît ainsi à mon arrivée. Peut-être le camping car avait-il été repéré à Bordeaux ? À moins que le Pressin ne m’ait trahi, si les policiers avaient réussi à remonter jusqu’à Barcelone ?
Comme il n’est point nécessaire, ni utile, d’échafauder des théories quand les éléments premiers font défaut, je remis à plus tard l’analyse du problème, me contentant de faire l’innocent, ayant déjà conclu que ça ne pouvait pas nuire. Simplement, je me demandai comment j’allais éviter à Arlette d’être mêlée à cette affaire.
Les deux policiers reçurent du renfort, et la fouille du véhicule commença dans les règles. J’étais tranquille comme Baptiste, bien certain de n’avoir rien oublié de compromettant dans mes affaires.
J’ai trouvé ! » hurla un argousin.
Qu’avait-il bien pu trouver ?
J’allais forcément le savoir. Aussi attendis-je, un rien anxieux malgré tout. J’avais fait disparaître les lunettes, la fausse moustache, tous les habits suspectables. Aucune arme, aucun écrit, aucun plan, rien hormis les bagages d’un touriste ordinaire.
On nous embarqua, Arlette et moi dans une voiture de police, et nous nous retrouvâmes au commissariat de La Rochelle, dont la façade est curieusement ornée d’emblèmes de musique. Trouverait-on là, dans cette douce province, l’origine du surnom de violon, qu’on attache à ce genre de locaux ?
Mais l’instant était peu propice à des considérations sémiologiques, et je préférai me concentrer sur les problèmes urgents que j’allais affronter dans les moments difficiles à venir.
On me fit poireauter dans un bureau, menottes aux poignets comme un vulgaire ministre indélicat ; Arlette avait été emmenée ailleurs, et je m’en voulais un peu des ennuis que je lui procurais.
L’attente dura vraiment longtemps. On passait de temps en temps à travers la pièce, comme dans un vaudeville. Une porte s’ouvrait à ma droite, on rentrait, puis on ressortait par la porte de gauche. Ou inversement. Au début j’avais essayé de parler au passant. Mais la grossièreté des réponses, associée à leur laconisme déplaisant et fort peu saturé d’information profitable, m’avait rapidement fait abandonner toute tentative de communication vraie avec mon prochain. Ce n’était point que je fusse naturellement misanthrope, mais les comportements humains sont quelquefois si déplaisants, que le plus charmant des hommes pourrait se laisser aller à un repli dans sa tour d’ivoire.
Mais si on m’en laissait le choix, à tout prendre, j’en choisirais une autre que cette salle de commissariat, fort peu conviviale.
Le temps passant, je me laissai aller à une certaine somnolence, d’autant que j’avais conduit quelques centaines de kilomètres, et que la fatigue se faisait sentir sur mon organisme de sexagénaire (le sexe ? ah ! j’ai nerf, aurait dit Brantôme). Je fus presque ennuyé qu’on me réveilla, c’est pourtant ce qu’on fit.
— Commissaire Billebauda » se présenta un bonhomme rondouillard. D’une taille moyenne, d’un âge que je situai dans une cinquantaine bien amortie, il avait un visage plutôt souriant, mais je n’aimais pas ses yeux, trop intelligents à mon goût.
Il s’installa derrière le bureau, et d’un air bonhomme, s’excusa de la longue attente qu’on m’avait imposée, mais je ne devais pas y voir de mauvaise intention de leur part, c’était seulement que les nécessités du service avaient accaparé tout un chacun.
Comme il se moquait de moi, j’en fis autant, le plaignant des charges de travail qui pesaient sur les épaules de tout un chacun, et le priant de m’excuser de l’importuner avec mes petites histoires.
Il eut la gentillesse de sourire. Puis les choses sérieuses commencèrent.
— Votre nom c’est bien Robert Martin. »
Je répondis par l’affirmative, car c’était et c’est encore mon nom. Je possède de plus un second prénom que je n’ai jamais utilisé, mais que je ne fis aucune difficulté à lui dévoiler.
Effectivement, je m’appelle Robert Marie Martin.
C’était bien ce que nous avions déterminé. Et vous êtes professeur de mathématiques à la retraite. Vous êtes veuf, et vous aviez une fille Amélie, qui est décédée. »
C’étaient pas des secrets, cependant, j’eus un petit pincement à entendre mentionner tout de suite le nom de ma fille. Auraient-ils fait déjà le rapprochement avec le souteneur parisien ?
Je me contentai d’un hochement affirmatif, et il s’en contenta de même. J’attendais la suite. Il chercha quelque chose dans le tiroir du bureau. Manifestement il n’y avait pas ce qu’il désirait.
Excusez-moi… »
Il sortit de la pièce. À ce train-là, il n’y aura pas assez de dialogues pour faire une pièce de théâtre. Où alors, très conceptuelle.
Mais il revint quelques secondes plus tard, un bloc de papier à la main. Il tira un stylo de sa poche.
Je vous prie de m’excuser » dit-il,« mais quand j’écoute les gens, j’ai la manie de dessiner, ça me sert à fixer mon attention. »
Si ça pouvait lui faire plaisir, je n’y voyais pas d’inconvénients.
Monsieur Martin, depuis combien de temps connaissez-vous Madame Le Jarne ? »
Je ne m’attendais pas à cette question qui me pris au dépourvu, aussi lui répondis-je sottement.
Qu’est-ce que ça a à voir ?
Ça a à avoir, peut-être ? »
C’était un peu subtil pour moi. Comme je ne comprenais pas, je fis celui qui ne comprenait pas.
-???
— Vous devez bien savoir depuis quand vous connaissez madame Le Jarne.
— Oui, bien sur, que je sais depuis quand je connais Arlette.
— Vous pouvez donc me le dire.
— Bien sûr que je peux vous le dire.
— Alors ?
— Alors quoi ?
— Depuis quand connaissez-vous madame Le Jarne ?
— Ah ! vous ne le savez pas ?
— Je n’ai pas dit ça.
— Si vous le savez, pourquoi me le demandez-vous ? et de plus en quoi ma vie privée nécessite-t-elle un interrogatoire policier ?
— Vous ne vous en doutez pas ?
— Pas le moins du monde.
— Je peux vous le dire.
— Si vous pouvez me le dire c’est très bien. Mais dans ce cas, pourquoi me poser des questions ? »
Ma logique était douteuse, mais ce n’était pas un discours à l’Académie des sciences. Je voulais savoir où il voulait en venir, avant de livrer quoique ce soit.
Il eut l’air de s’amuser de mes réponses, une ombre de sourire lui éclaira le visage, toutefois je ne baissai pas ma garde, le loup me paraissant bigrement dangereux.
— Vous êtes dans une méchante affaire » me dit-il,« et vous devriez vous décontracter un peu, sinon ça risque de mal se passer pour vous.
— Je ne vois pas en quoi je pourrais être dans une méchante affaire, comme vous dites, et je trouve que la plaisanterie a assez duré. Dites-moi pourquoi je suis ici, car ça ne m’amuse plus du tout, j’ai mal au dos sur cette chaise, vos menottes me blessent, et on m’a laissé mariner suffisamment longtemps pour que je perde patience.
— Allons, monsieur Martin ! ne vous faites pas passer pour un imbécile. »
Comme je préférais passer pour un imbécile que pour un assassin, mon choix fut vite fait, je persistai dans mon attitude obtuse.
— Qu’est-ce que je fais là ?
— Vous êtes accusé de trafic de drogue et de proxénétisme. »
J’en restais baba.
La stupeur dut se voir sur mon visage, car il me regarda d’un air songeur.
— Ça vous surprend ?
— C’est surprenant. Qu’on puisse m’accuser, MOI ! de trafic de drogue et encore plus de proxénétisme ! j’avoue que le côté surréaliste de l’affaire pourrait m’enchanter, s’il n’y avait pas quelques inconvénients secondaires comme ces menottes et cette chaise inconfortable pour une personne de mon âge.
— Que l’affaire vous amuse est plaisant » me répondit le commissaire Fillaudeau.« Malheureusement, elle présente des aspects qui pourraient s’avérer fâcheux pour vous, si des explications crédibles ne pouvaient plaider en votre faveur.
— Je suis réellement accusé de proxénétisme et de trafic de drogue ? » dis-je d’un air incrédule.
Officiellement non, vous êtes interrogé suite à un flagrant délit, et vous serez mis en examen si le juge le trouve nécessaire. En attendant vous êtes en garde à vue.
L’affaire prenait un tour curieux, mais ma situation ne me permettait pas d’en savourer tout le sel. Je fis faire trois tours en surmultipliée à quelques-uns de mes neurones, et j’imprimai pour moi quelques conclusions.
La prétention m’avait joué un tour de cochon, et c’était abusivement que j’avais pris l’intervention policière pour mon compte.
Maintenant que je raisonnais mieux, je faisais le rapprochement entre Amsterdam, la drogue, Arlette Le Jarne, et la souricière devant chez elle.
Je ne m’étais jamais posé de questions sur les activités d’Arlette, à vrai dire parce que j’y étais indifférent. C’était à l’évidence un tort, et il me fallait me tirer de ce mauvais pas.
À l’évidence encore, la vérité était la meilleure solution, et je m’y tins.
— Je ne vois pas ce que j’ai à faire avec la drogue ou la soutane.
— La soutenance, voire le soutenage, le soutien plus probablement, mais la soutane n’est pas le substantif approprié. »
Ce commissaire Fillaudeau me plaisait bien, et j’aurais fait assaut de vocabulaire avec plaisir en d’autres circonstances, aussi je ne pinaillai pas sur la forme, en revanche je tins ferme quant au fond : je n’avais rien à voir avec la pègre, ce qui n’était pas un mensonge eu égard au sens où lui, envisageait les rapports que je pouvais entretenir avec le milieu.
L’interrogatoire dura le temps que durent les interrogatoires, l’espace d’un matin particulièrement élastique. J’en appris plus que je n’en dis, encore que le policier, avec son air de ne pas écouter tandis que ses adjoints me tarabustaient, devait en enregistrer plus qu’il ne semblait, apparemment occupé à ses vagues dessins.
Au bout d’un temps à qui on avait donné du temps, on m’emmena dans une vague cage pour la garde à vue. J’y mijotai dans mon jus jusqu’au jour.
J’eus ainsi le temps de tirer des plans, de concevoir une défense, de prévoir comment me tirer de ce mauvais pas. Mais le temps ne fit rien à l’affaire, je n’avais aucun moyen de me défendre dans une affaire où j’étais innocent. Car si on peut quelquefois prouver qu’on a fait quelque chose, comment prouver qu’on n’a rien fait ? Il y a chaque jour une infinité de choses qu’on ne fait pas.
Il fallait simplement (mais est-ce simple ?), que je prouve un fait contradictoire avec l’existence du fait qu’on me reprochait. Toutefois je n’aurais su me résoudre à avouer mon statut de tueur de mac, pour démontrer l’impossibilité que j’en fusse un. D’autant qu’il n’y aurait pas eu de contradiction logique, j’aurais pu être proxénète et tueur.
Je me trouvais ainsi en fâcheuse position, ne dominant pas la situation, soumis à des aléas en nombre trop grand pour qu’on les apprivoisât.
Le matin et le Commissaire Fillaudeau me trouvèrent dans cet embarras, mais le monde avait tourné, et la police œuvré pendant ce long jour et cette longue nuit.
On avait interrogé mon voisin, j’appris que c’était sur une dénonciation de sa part que l’on m’avait coincé. Le Commissaire prit un malin plaisir à me raconter tout ça, comment le CRS notait mes déplacements qu’il trouvait louches depuis plusieurs mois, comment il chargeait sa femme de le faire quand il était absent, et comment à la suite de ça, on avait noté mes rapports avec Arlette Le Jarne, prostituée chic, qui œuvrait dans le beau monde, et qui fournissait de l’herbe à ses brebis.
Je n’aimai pas ce que j’appris ce jour-là, mais je rapprochai ce qu’on me disait de choses vues, comme le “Sénateur”-Maire que j’avais croisé alors qu’il quittait l’appartement d’Arlette, un jour que je passais la voir.
Quant à mes voisins, ma foi, c’étaient des voisins ! Je n’en voulais même pas à la dame des bontés que j’avais eues pour elle.
J’eus droit au Procureur de la République : le juge Malette, une dame dynamique, pétant la santé, à qui on ne la faisait pas.
Mais moi, je ne pouvais pas la lui faire, mais juste laisser glisser, étant sans prises sur l’évènement.
J’expliquai le plus simplement du monde que j’avais rencontré Arlette un soir au Casino, que nous avions sympathisé et que j’ignorais tout de ses activités. Je glissais le nom du “sénateur” dans la conversation à toutes fins utiles et niai toute participation de près ou de loin avec les commerces des charmes et du chanvre. On me prolongea la garde à vue, ce qui me fut une expérience enrichissante sur le plan humain, mais désagréable en fin de compte.
Après une nuit passée à la dure, le Commissaire Fillaudeau m’honora de sa présence matinale, et il reprit l’interrogatoire, notant les dates de mes voyages, les lieux, bien renseigné par les obligeants voisins. Il connaissait mes déplacements mieux que moi, lui fis-je remarquer.
— Vous savez », lui dis-je, « je ne me souviens pas de tout ça, je pars quand ça me chante, et quand je suis revenu, je ne classe pas des photos dans un album avec les tenants et les aboutissants de mes allées et venues.
— C’est peut-être dommage, en l’occurrence, vous pourriez avoir des alibis.
— Je ne vois pas pourquoi j’aurais besoin d’alibis.
— On ne sait jamais, on devrait toujours avoir un alibi.
— Et être toujours à jeun, des fois qu’on se fasse opérer d’urgence.
— On n’est jamais trop prudent ! » conclut-il.
Après une heure d’interrogatoire sur un ton courtois qui nécessitait que je fusse sur mes gardes en permanence, le bonhomme cachant ses pièges dans les replis d’une conversation de bon ton, je fus remis sous clé.
L’après-midi traîna en longueur, d’autant que l’alimentation laissait à désirer en qualité. Ou bien étaient-ce les circonstances qui se prêtaient peu à ce que j’appréciasse les mets qui m’étaient présentés ? Le soir vint, et je finis par m’endormir, malgré l’inconfort de mon logement et celui de la position sociale où je me trouvais. Dans la nuit, des allées et venues, des éclats de voix d’alcooliques, des coups de gueules de je ne sais qui, troublèrent mon sommeil de juste, mais je tins à peu près endormi jusqu’au petit matin où j’eus froid.
Le quatrième jour fut de nouveau celui du juge Malette, qui me fit passer un quart d’heure sur le gril, après qu’on m’eut transporté au tribunal. Elle entra en coup de vent, me charcuta en deux temps trois mouvements et repartit, des dossiers sous le bras, arpenter les couloirs ou le prétoire. On me fit faire le voyage retour jusqu’au commissariat, où je fus isolé pendant encore quelques heures.
De temps en temps, un officier de police venait me poser une question, à laquelle je répondais du plus sincèrement que je pouvais me le permettre. Il y en avait un que je n’aimais pas, bien que rien dans son comportement ne le distinguât de ses congénères, sauf son exaspérante manie de m’appeler « mon petit père ».
Il avait de la chance de n’être pas de la corporation dont je m’efforçais de diminuer l’importance numérique, sinon je me serais fait un plaisir de lui trouver une place dans mon programme.
Après un insipide repas, l’après-midi fut. La soirée touchait à sa fin quand on m’emmena dans le bureau du Commissaire Fillaudeau. Je n’avais pas eu droit encore à son bureau personnel.
À dire vrai, il n’avait rien de personnel, son bureau, qui ressemblait à n’importe quel bureau administratif. Cependant, il y flottait un quelque chose de particulier, un certaine ordonnance des choses qu’on eut pris pour du désordre. Des objets personnels, qui étaient là parce qu’on s’en servait et non point par ostentation ou désir de faire personnel, fournissaient cette chaleur qui ne s’obtient que par la présence d’un être. Au mur, la gravure d’un papillon comme une tache d’encre, produisait un effet étrange d’attraction, qui entrainait chez moi un effet que la météo n’aurait su prévoir, comme un sentiment de catastrophe qui s’harmonisait bien avec la situation peu reluisante où un voyage bénin m’avait plongé.
Dommage que nos positions actuelles fussent aussi antinomiques, j’eus apprécié la compagnie de cet homme, d’autant que je notais la présence d’un livre sur les fractales, au milieu de ses papiers. Comme je lui en faisais la remarque, il me dit modestement qu’il n’y comprenait rien, mais qu’il avait un logiciel de dessin qui en traçait facilement des dizaines, et qu’il aurait aimé savoir pour soi, le pourquoi du comment de la chose en soi.
La conversation de bonne compagnie ne dura pas, mais les nouvelles n’étaient pas mauvaises.
— On va vous libérer, monsieur Martin », me dit-il,« nous n’avons plus de charges contre vous.
*****
Je montrai sans doute des signes de ma surprise, car le Commissaire Fillaudeau m’en fit la remarque.
— Vous avez l’air surpris.
Non, ce n’est pas ça, mais je suis soulagé, car je ne suis pas habitué aux tracas policiers, et je me suis trouvé embarqué dans de drôles d’évènements depuis quatre jours.
Puisque vous êtes innocent, vous n’aviez rien à craindre…
— Allons ! Commissaire ! je n’aurais pas été le premier innocent qu’on aurait jeté à tort dans des geôles. Et puis vous savez, un coupable peut se défendre, mais comment prouver ce qu’on n’a pas fait ?
— ô ! Combien de non-évènements pour une seule occurrence ? Une infinité. Vous êtes victimes de l’infini des non-choses.
Je ne savais pas s’il se fichait de moi, ou s’il réfléchissait tout haut. Je lui laissai le bénéfice du doute, et fis comme s’il était sérieux.
— Que s’est-il passé, en réalité, que m’est-il arrivé ?
Je tenais tout autant à savoir qu’à avoir l’air du citoyen moyen qu’une injustice frappe et qui se demande ce qui lui arrive. Ce qui en réalité, quoiqu’on puisse éventuellement me reprocher par ailleurs s’avérait être pour l’heure la plus stricte vérité : je n’avais jamais fait de trafic de drogue, même douce ni, de près ou de loin tenu le rôle que j’abhorrais de proxénète.
Le Commissaire Fillaudeau brassa quelques papiers, trouva son bonheur sous la forme d’une feuille blanche, sortit un stylo à bille de son tiroir, et ainsi installé, tout en griffonnant, m’expliqua l’envers des évènements que j’avais subis dans la cellule du commissariat.
— Vous choisissez mal vos relations, monsieur Martin. Arlette Le Jarne est très connue de nos services de renseignements généraux, ses activités, pour licites qu’elles soient, tout au moins pour la part galante de celles-ci, suscite toujours un goût du contrôle chez mes collègues. Mais tant que ses clients ne se plaignent pas il n’y a pas matière à intervention.
— Vous voulez dire que la prostitution est tolérée ?
— Mieux que tolérée, elle n’est pas interdite, seul le racolage et les bordels le sont.
— Ah bon.
— Quoi qu’il en soit, votre présence auprès d’elle n’avait jamais parue suspecte, vous étiez considéré comme un de ses clients. Vous ne dépariez pas trop, encore que vos revenus semblaient un peu faibles si on compare aux autres clients habituels. Mais nous commencions à la soupçonner d’être la pourvoyeuse en herbes de tous ces beaux messieurs.
— Mais qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans, moi ?
— Je ne sais pas.
Il ne dit pas que je n’y étais pour rien, il dit qu’il ne savait pas. Je remarquai la différence, notant in petto que je ferais bien d’être attentif, je n’en avais peut-être pas fini avec cet oiseau-là.
Il s’absorba dans la contemplation de ses griffonnages, comme s’il y lisait dans du marc de café au milieu de ces lignes plus ou moins signifiantes. Je l’observai à mon tour, me demandant si derrière ces demi-questions, ces quasi-réponses et cette amabilité de surface, que je préférais néanmoins à la rudesse supposée des policiers, ne se cachait pas un coup de Trafalgar.
— Vous savez », reprit-il », je vous ai sérieusement soupçonné, car vos allées et venues depuis quelques mois paraissaient suspectes.
— Mes allées et venues ?…
— Oui, tous vos voyages…
— Mes voyages ?…
Le dialogue s’avérait quelque peu suspensif, comme si nous nous ressemblions au point que nos actes se trouvassent en phase.
— Par exemple, n’étiez-vous pas à Bordeaux fin juillet ?
Pourquoi cette question sur la fin juillet ? J’appréciai de moins en moins la tournure de la discussion. Je ne tenais pas à ce qu’on creusât trop mes faits et gestes à cette époque de l’année à Bordeaux. Je fis mine de réfléchir.
— Je vais régulièrement à Bordeaux, mais je ne crois pas y être passé à cette période. Avant d’aller à Amsterdam, je suis allé faire un tour dans le Périgord. J’aime beaucoup Brantôme, la ville me plait », répondis-je,
— … et l’écrivain est plaisant », ajoutais-je, histoire de détendre l’atmosphère.
— C’est votre fréquentation des dames galantes qui vous donne le goût de ses livres ? »
Ce commissaire avait des lettres en plus des chiffres.
— Je me disais que vous auriez pu passer par Bordeaux avant d’aller dans le Périgord.
— Non, je suis passé par Angoulème. Pourquoi me demandez-vous ça ?
— Oh ! pour rien, mais comme il y avait une grande exposition La Hire, je me demandais, comme ça, si vous l’aviez vue, puisque vous avez l’air d’aimer la peinture, d’après ce que vous m’avez dit ces jours-ci sur vos fréquentations des musées. Pour ma part, j’ai bien aimé ce peintre, que je tiens pour un grand du XVIIe siècle français. Mais il est vraiment méconnu. »
Je fus un peu surpris de la tournure de la discussion : je n’étais pas ici pour parler peinture sur une chaise dure aux fesses, dans un commissariat de province. Mais si les grands neurobiologistes se piquent d’écrire sur la peinture classique, pourquoi pas un commissaire ? Un professeur de mathématiques prend bien du plaisir à courir les musées !
— Je connais mal cette période, ça ne m’avait pas attiré.
— C’est dommage… »
Était-ce du lard ou du cochon ?
— … Oui, c’est dommage, d’autant qu’un petit crochet ne vous aurait pas beaucoup retardé. »
Je noyai le poisson :
— Oh ! le temps c’est comme les distances, tout dépend de l’instrument de mesure comme l’a montré Mandelbrot » fis-je en désignant son livre sur les fractales.
Je me fis la remarque que nous avions beaucoup de points communs, tout aussi bien physiquement que sur le plan du mode de pensée, et même des centres d’intérêt : le Commissaire Fillaudeau aimait les mathématiques, comme en témoignait le livre qui traînait dans ses papiers et il aimait la peinture, au point de connaître La Hire.
Pour l’heure, je me demandai si le temps me serait fourni de le mieux connaître, encore que je ne fusse pas certain que je dusse chercher à prolonger nos rapports.
— Pour en revenir à vos voyages…
— Mes voyages ?…
Le dialogue bégayait quelque peu. Il se décida néanmoins à améliorer la scène de cet acte.
— Comme vous le savez, votre voisin nous a fourni un calendrier très précis de vos absences.
— Le CRS ?
— Bien sur, le CRS. C’est agréable des voisins comme ça, attentif à autrui, dans ce monde d’indifférence. Des gens qui s’intéressent à vous, qui s’inquiètent de ce qui vous arrive, au point de prévenir la police quand ils craignent que vous soyez mêlé à de sombres affaires qui pourraient vous nuire.
— C’est une variété qui a survécu à la dernière guerre semble-t-il.
— L’auxiliaire nécessaire de toutes les polices efficaces, mon cher monsieur. Votre voisin nous a été fort utile. Il avait fait savoir à la douane que vous étiez quelqu’un de douteux, et qu’il faudrait vous surveiller. On prend ça avec des pincettes en se bouchant le nez, mais on prend… et on vous prend la main dans le sac.
— Je me croyais libéré ?
— Vous l’êtes, vous l’êtes, mais on peut causer un peu, j’ai rarement l’occasion d’arrêter des professeurs de mathématiques, ça me change. Quand même vos déplacements, c’est souvent…?
Il attendait des réponses, je lui en fournis de si générales qu’il ne put aller contre, j’avais pour moi le nouveau mode de vie du troisième âge, actif, enrichisseur des tour-opérateurs et des régions touristiques.
Je posai la question qui me tarabustait :
— Pourquoi avoir abandonné l’accusation de proxénétisme ?
— Parce que Mme Le Jarne a toujours affirmé que vous étiez un client, très gentil d’ailleurs, que jamais elle n’avait donné de l’argent à un homme, et que pour l’herbe, vous n’y étiez pour rien, elle a tout pris sur elle.
Je fus ému plus que de raison.
— D’ailleurs », reprit le Commissaire, « nous avons épluché vos comptes, et nos services n’ont rien trouvé de louche, en tout cas, pas d’entrées inexplicables, simplement quelques dépenses plus nombreuses depuis un an, mais rien d’anormal par rapport à vos revenus, pas de niveau de vie apparent en contradiction avec vos rentrées d’argent. Nous avons même trouvé la trace d’un chèque que vous avez remis à Arlette Le Jarne. Un paiement pour un après-midi, nous a-t-elle déclaré. »
Je ne dis pas le contraire, bien que je trouvasse déplaisant de laisser croire que je payais pour l’amour. Mais l’amour propre était secondaire dans cette affaire, aussi je ne me récriai pas. Je méditai trois secondes sur un bienfait qui n’est jamais perdu, surtout grâce aux mémoires des banques.
Passant du coq à l’âne, le Commissaire me posa encore une question relative à mes voyages, et notamment la semaine où j’avais coulé le parfait amour avec la voisine.
Je fus surpris de la question, et répondis qu’à ma connaissance, je n’avais guère bougé de chez moi. Il fut surpris de ma réponse. Je lui demandai de vérifier auprès de mon voisin, puisqu’il tenait mieux que moi mon agenda.
— Il était en Corse, à cette époque de l’année, il n’est rentré qu’en fin de semaine. Mais sa femme nous a affirmé que vous n’étiez pas là, c’est pour ça que je vous pose la question. »
Je n’allais pas contredire une femme avec qui j’avais eu quelques plaisirs.
— Ma foi, si elle le dit ! Mais je n’ai aucune idée de l’endroit où j’ai pu aller me promener.
— Ça n’a pas d’importance, de toute manière, puisque nous allons vous libérer. Mais quand même, c’est dommage, j’aime bien que les choses s’articulent dans l’ordre.
— Un vrai petit Hercule Poirot !
Ce n’était peut-être ni le lieu ni l’heure, mais je ne pouvais m’empêcher de plaisanter. Il ne s’offusquait pas de ce genre de propos, alors que manifestement, quelque chose d’autre lui posait un problème à mon endroit, mais je connaissais trop mal le monde policier pour juger si c’était important, ou simplement une manifestation habituelle de la suspicion acquise par une fréquentation quotidienne des aspects les plus tristes de la nature humaine.
Comme il se plongeait de nouveau dans le traçage de ses arabesques sur sa feuille de papier, j’en profitai pour me triturer la cervelle à toute allure, car je sentais que ce n’était pas uniquement mes rapports avec Arlette ni mes voyages à Amsterdam qui l’amenaient à me poser toutes ces questions.
Cependant, malgré la précision de ses inquisitions, je ne pensais pas qu’il pût faire un lien quelconque entre le petit retraité et le tueur de proxénètes. Et puis, il n’était pas chargé de l’enquête. « En fait », me dis-je en moi-même, « il ne croit pas à mon innocence dans cette affaire de marijuana. Mais il n’a pas suffisamment de preuves contre moi pour que je puisse être inculpé ».
C’était désagréable de se sentir ainsi l’objet de suspicion injustifiée, et l’envie me prit de lui expliquer que je ne me commettais pas dans ces délits de bas de gamme, que le proxénétisme était si étranger à ma nature que justement j’en diminuais le nombre de praticiens.
Bien entendu je ne fis pas la sottise de céder à cette pulsion orgueilleuse et, bien au contraire, je jouai le muet du sérail, attendant qu’il voulût bien reprendre le fil de son discours, car malgré tout, c’était lui la puissance invitante. Je n’avais pas à faire les efforts de la conversation que j’aurais bien laissée choir pour me retrouver dehors.
Il releva la tête.
— Excusez-moi, quand je réfléchis, il m’arrive d’oublier que je suis avec quelqu’un. De quoi parlions-nous ? »
Il me prenait pour une andouille, je lui en fournis pour son argent.
— Je ne sais plus, je réfléchissais moi aussi, mais j’ai même oublié à quoi, l’âge me pose ce genre de problèmes quelquefois. »
Un ange passa.
— Oui ça me revient », reprit-il, « j’essayai de mettre au clair vos périples, pour finir mon rapport, simple routine vous comprenez bien.
— Bien entendu, c’est important les rapports.
— Les rapports permettent de faire des rapports entre les choses, qui permettent de mettre fins à des rapports financiers illicites ou d’interrompre des rapports entre malfaiteurs. Voila pourquoi je tiens à ce que mes rapports soient les plus rigoureux possibles. Mais dans votre cas, bien sur, puisque vous êtes innocent, je fais ça par habitude, rien que par habitude… »
Je n’aimais pas ces sous-entendus que ses phrases, laissées vocalement en suspens bien qu’elles fussent grammaticalement closes, laissaient transparaître. Mais si ses doutes portaient sur le commerce illicite de cannabis, je n’y pouvais rien, et c’était à tout prendre préférable à des soupçons plus fondés sur une réalité de mes actes, quoique secrets qu’ils fussent et que je tenais qu’ils demeurassent. La publicité que j’attachais à mes missions, n’incluait pas la révélation de l’identité de l’auteur. Il est des grandes œuvres anonymes.
La mienne se trouvait bien de se ranger dans cette catégorie.
On frappa à la porte. Quand il eut répondu d’entrer, une tête passa par l’entrebâillement de l’huis :
— La Malette vous demande, Commissaire.
— C’est le juge, excusez-moi.
Il sortit de son bureau. Était-ce feinte ou véritable appel ? Était-ce à mon sujet ? Je me montais peut être le bourrichon, le juge et le commissaire devaient s’appeler plusieurs fois par jour dans une ville comme ça. C’étaient des collègues de travail en somme.
Comme l’absence du Commissaire Fillaudeau durait, je profitais du calme pour me refaire une santé mentale. Ces quelques jours d’inconfort, la surprise des accusations portées contre moi, l’incapacité où je fus de me défendre, tout cela avait contribué à me mettre en état d’infériorité et, me troublant plus que de raison, m’avait plongé dans une sorte d’hébétude, comme si mes méninges avaient été remplacées par du yaourt.
Rien n’obligeait à laisser le bénéfice des petites cellules grises au Commissaire Fillaudeau-Poirot. Pesant le pour et le contre, considérant les tenants et les aboutissants, comparant les diverses hypothèses, je fis le bilan de ma situation, et en conclus à mon grand désappointement, que je ne pouvais rien faire dans une problématique où les facteurs s’octroyaient une indépendance certaine vis-à-vis de moi. Autant je me sentais solide sur mes bases eu égard au nettoyage par le vide des écuries d’Augias que j’avais entrepris, autant j’étais le jouet des dieux pour le reste.
Néanmoins, comme les éléments extérieurs semblaient avoir le bon goût d’évoluer dans un sens qui m’était favorable quant à cette affaire batave, je concentrai mes efforts sur l’analyse des répercussions possibles sur la suite de ma mission, et je convins qu’il n’y avait pas péril en la demeure : seul un hasard m’avait mis dans la délicate posture d’être arrêté pour des délits que je n’avais point commis.
Pour l’instant ma posture commençait à me peser, j’avais mal aux fesses, assis sur cette chaise, à attendre le bon vouloir de la police et de la justice momentanément réunies. Avec la couleur fade des murs et le mobilier à la jeunesse enfuie, l’ambiance que n’égayait plus la présence du Commissaire Fillaudeau devenait triste dans cette pièce sans confort. Le téléphone moderne, avec ses rangées de boutons comme un gilet de la Cavalerie, jurait avec le reste du bureau, augmentant par contraste l’usure de ce reste.
Au mur, je notais toutefois la présence d’une reproduction, sur une affiche, d’un grand tableau de Lebrun, servant habituellement d’illustration des livres d’histoire pour le chapitre consacré à Louis XIV, qui dénotait le goût bizarre par son classicisme de l’occupant des lieux. On eut attendu un Monet, un Renoir, un Picasso en cas d’audace mesurée, mais un Lebrun !
J’en étais là de la vague songerie qui m’avait pris petit à petit, l’esprit vagabondant d’une chose à l’autre, quand le commissaire revint.
— Excusez-moi, une affaire urgente, je vais être obligé de me priver du plaisir de votre compagnie, car je suis appelé à La Genette pour une sale affaire. Vous allez être libéré… j’espère que nous aurons l’occasion de nous revoir », dit-il négligemment.
Comme je ne sus pas s’il se payait ma tête, je répondis sur le même ton sibyllin, l’assurant que le plaisir serait pour moi, pour peu que les conditions évoluassent un tantinet en matière d’hôtellerie.
Vérifiant cependant ma situation, je demandai si j’étais inculpé de quoi que ce soit.
— Plus personne n’est inculpé, aujourd’hui, on met en examen, nuance ! »
La nuance m’échappait comme à beaucoup, mais je me fis confirmer que mes mouvements n’étaient pas entravés.
— Bien sûr que non, je ne vous demande même pas de ne pas quitter la ville.
Il me serra la main, et après quelques formalités administratives, je me retrouvai dehors, et il faisait beau.
***
Libre, je rentrai chez moi pour me laver, me raser le peu que je me rase, changer d’habits et de linge, bref, me refaire une allure d’honnête homme, après ces quatre jours de parenthèse.
Mon voisin ne se montra pas, la voisine non plus. Comme je ne tenais pas à faire un esclandre, mais que je ne pouvais pas laisser passer, je fus heureux de cette éclipse ce qui m’évitait d’avoir à régler mes comptes sur l’heure.
J’aérai la maison qui en avait besoin après cette absence prolongée au-delà de mes désirs, puis, ragaillardi par le retour à la normale, j’allai piquer une tête dans l’océan à marée haute. Les touristes animaient le paysage, il faisait beau, j’avais faim d’une alimentation de qualité, après ce séjour en Hollande qui n’est pas le temple de la gastronomie, et cette mise à l’écart en cet étrange pays dans mon pays lui-même.
Après une douche rapide, je m’en fus en ville où j’y savais, à l’écart du flot estival des vacanciers, un restaurant qui offre une chère de bon aloi accompagnée d’un service de bonne facture, pour une note qui savait rester sage, ce qui n’est pas toujours le cas à La Rochelle, surtout en saison.
C’est le privilège des autochtones de s’écarter du port quand tout le monde s’y bouscule et d’attendre l’hiver pour profiter des terrasses au soleil. On oublie ainsi qu’on est soi-même touriste en terre étrangère, et que ce qu’on y goûte alors doit avoir le même parfum frelaté que ce qu’on vend chez soi au peuples de passage. Les bibelots souvenir de Paris et ceux qu’on achète ailleurs sont fabriqués à Hong Kong. Sauf ceux de Hong Kong, qui viennent de Taiwan.
Pour l’heure, je jouis du bonheur d’être en terrain familier, de choisir une mouclade – août est la bonne saison pour les moules – et de continuer mon repas par un poisson très fin superbement cuisiné. Une demi-bouteille de vin de Chablis me réjouit les bajoues, un chèvre délicat prépara le dessert, je conclus par de classiques iles flottantes, car il est rare qu’elles soient ratées, au contraire de la plupart des autres propositions de fin de repas.
Et comme je me sentais en paix avec moi-même, en sortant, je me payai un havane dont les effluves me réjouirent autant qu’elles incommodèrent les passants auxquels je me mêlai sur le cours des Dames, en badant les artistes de rue.
Et je rentrai dormir, le ventre et l’esprit en paix.
Le lendemain, dans le luxe d’une grasse matinée pour compenser les inconforts des nuits précédentes sur ce qui fait aujourd’hui office de paille humide des cachots, je m’interrogeai sur les risques de la vertu et la tranquillité à la Ponce Pilate : devais-je ou non continuer ma campagne de déproxénètisation, au risque accru de me faire prendre dans un cas comme dans l’autre.
Car au matin, la conversation que j’avais tenue avec le Commissaire Fillaudeau ne me semblait plus aussi anodine. Rien dans la situation de relaxe qu’il m’avait annoncée, ne justifiait cet interrogatoire sur mes allées et venues. L’hypothèse qu’il ait eu quelques soupçons quant à mon rôle dans la moralisation des rues, ne se pouvait éliminer sans discussion.
De fait, si on la pensait possible, les comportements du commissaire paraissaient la logique même.
Ayant appris, de Popper, que la démarche scientifique consistait à choisir l’hypothèse qui s’avérait expliquer momentanément le mieux les phénomènes observés, je décidai de tenir pour vrai que le Commissaire Fillaudeau nourrissait à mon endroit quelques soupçons relatifs à mon action moralisante.
Si je continuais à assassiner quelques tristes souteneurs et si le commissaire me suspectait, le contrôle de mes voyages risquerait de se faire plus tatillon, et le risque encouru, lui, irait croissant.
D’un autre côté, si je m’arrêtais dans mon action, la coïncidence avec ma première arrestation était susceptible de confirmer les soupçons d’un esprit soupçonneux.
Ne pouvant décider de quel côté penchait la balance, le risquoscope n’étant point un appareil très fiable, je ne pouvais tenir que comme équivalents les deux aspects de cette alternative. Aussi il revenait au même d’éliminer ce facteur de mes préoccupations immédiates, puisqu’il ne pouvait m’être d’aucun secours dans ma décision finale de continuer ou d’arrêter.
Ainsi, tout bien pesé, j’optai pour une continuation hardie mais assortie de prudence accrue, dans la voie que j’avais choisie, et dont mes contemporains me sauraient gré.
Je passai les jours suivants à me remettre de mes émotions, et à tirer des plans sur la comète, prévoyant divers scénarios pour tout à la fois, garder l’efficacité dont j’avais jusqu’alors fait montre, et augmenter, si faire se pouvait, la sécurité dans le travail afin de ne pas donner aux polices de tous poils, fût-elle rochelaise, la moindre chance de me confondre.
La première des précautions semblait consister en un brouillage des cartes vis-à-vis de mes déplacements. En les augmentant de manière importante, le nombre de voyages sans meurtres serait plus grand qu’avec assassinat, rendant inopérant tout rapprochement statistique, ou tout du moins non probant.
Aussi, fus-je pris de bougeotte dans les semaines qui suivirent, me déplaçant plus que de coutume à Bordeaux, à Nantes, à Toulouse. Je fis des sauts vers la Bretagne, et dans un soucis de variété, je poussais un jour jusqu’à Colmar, où le retable de Thomas Grünewald m’attendait au musée. Je ramenais une caisse de vin pour rentabiliser le voyage, encore que je cassai ma tirelire pour l’occasion, puisque c’était des vendanges tardives.
Avec octobre, les beaux jours firent un répit, j’en profitai pour me remettre en forme physiquement, car j’avais un peu négligé cet aspect de ma préparation. Je retrouvai Christine, toujours aussi soigneuse de son look, mais après une reprise d’une nuit chez elle, le climat n’y était plus et nous espaçâmes nos relations d’un commun accord informulé.
Il me fallait songer sérieusement à ma prochaine affaire, ont je savais qu’elle devait se dérouler à Perpignan, que la noyade serait le modus operandi, et la date le 28 octobre. À la vérité, j’avais triché avec la calculette, repoussant déjà par deux fois la réalisation d’un nouvel acte civique. La prudence m’avait commandé de surseoir, la surveillance dont je subodorais faire l’objet et la nécessité où je me trouvais de mettre un rempart d’évènements non signifiants entre moi et les déductions policières, m’avaient enjoint de remettre à plus tard des opérations de chirurgie sociale que les chiffres avaient programmées trop rapidement.
Je ne respectai donc point le 31 août, mais de la même manière je jugeai peu opportun le 2 octobre. En revanche, le 28 octobre me parut suffisamment adéquat pour que j’y consentisse. Surtout, une très légère opération chirurgicale à laquelle je devais me soumettre depuis longtemps, et que j’avais repoussée au-delà du souhaitable, me fournit alors que je ne cherchais pas spécialement la chose, l’adjuvant pratique à une pratique élégante.
Il ne s’agit pas de critiquer les hôpitaux ou les cliniques, mais le fait demeure que j’ai eu accès, sans que quiconque m’interceptât, à une salle où était entreposé un flacon de **, somnifère très puissant qu’un laborantin aurait dû mettre plus en sécurité.
Bien sur, on ne peut faire grief à quelqu’un de la malignité que je mis, quand l’occasion se présenta de m’introduire dans le laboratoire, à m’y précipiter, et à subtiliser un produit dont j’avais noté les références dans l’ouvrage que j’avais naguère consulté sur les drogues et les médicaments.
Je n’étais pas certain de devoir ni de pouvoir l’utiliser, et je n’aurais pas mis en œuvre des grands moyens pour me procurer cette potion, mais l’occasion faisant le larron, je fis main basse sans hésiter sur le **, l’audace souriant aux chanceux.
Il fallut bientôt entrer dans une phase pratique, et pour commencer, informer l’opinion publique du retour du tueur de macs. Comme lors de l’épisode bordelais, je tins à ce que l’aspect exemplaire de ma démarche fut connu de tout un chacun, l’annonce faite servant à augmenter l’effet de l’acte sur les bataillons de proxénètes que j’imaginais brusquement terrorisés. La sympathie que le public et la presse avaient manifestémanifestée lors de ma première campagne publicitaire, pouvait se reproduire et diminuer l’ardeur des policiers vis-à-vis d’un exécuteur de hautes œuvres. Il me plaisait que le sentiment commun n’accorda qu’un statut de coupable justement puni à mes victimes, ce qui me mettait en phase avec mes contemporains.
Comme il fallait frapper les imaginations, je fis une séquence de dessin animé sur mon ordinateur, la mode étant au multi média, avec beaucoup de rouge sang pour illustrer le texte que j’envoyai aux journaux, en prenant des précautions de copies et de transfert de fichiers sur un compatible PC. Je postai les disquettes aux pires charognards de la presse écrite, et aux chaînes de télévision, qui je le savais, se précipiteraient pour les passer avant la chaîne concurrente.
Naturellement, les journalistes n’hésitèrent pas un instant à passer et repasser la séquence aux heures de grande écoute, et je devins une vedette de la télévision, par vidéo numérique interposée.
Quelques scrupules m’interpellaient néanmoins, car je me demandais parfois si je ne désirais pas me faire prendre.
En effet, je connaissais cette théorie selon laquelle les tueurs en série sont des malades mentaux qui veulent attirer l’attention sur eux. On prétend même qu’ils recherchent la reconnaissance d’autrui, et qu’ils ne sont contents que lorsqu’ils sont pris. Ils tiennent à ce qu’on salue leur génie, et leur comportement est une fuite en avant jusqu’à cet instant.
Aussi, comme je ne pouvais prendre à la légère cette théorie, ne me considérant pas d’une autre farine que le commun des mortels, et de ce fait sensible aux mêmes folies, j’analysai avec le plus grand soin mes comportements et mes sentiments, et j’en conclus que rien ne pouvait abonder dans le sens d’un dérèglement de ma personnalité.
Les mêmes éléments que précédemment entraient en ligne de compte, et je n’avais guère changé en un an. Mon esprit fonctionnait correctement, tous les actes de la vie quotidienne étaient assurés conformément à la norme, rien de personnel ne rentrait en ligne de compte, seul une démarche morale justifiait mon action à venir, et le soin que je mettais à effacer ma piste plaidait en faveur d’une très stricte santé mentale.
Je n’eus pas été choqué d’être fou, chacun peut devenir malade, et on ne choisit pas toujours les maux dont on est accablé, mais je ne voulais pas m’attribuer des mérites que je n’avais point, et je ne pouvais en conséquence souscrire à un diagnostic que d’aucuns dans la presse, sans me connaître, avaient formulé sans scrupules.
Comme je n’y pouvais rien, je laissai dire, me contentant, faute de grives, de la certitude intime de ma parfaite santé mentale.
La teneur essentielle de mon message se résumait en l’annonce d’une élimination d’un souteneur de la surface de la terre, quelque part en France, le 28 octobre. J’avais posté ma missive électronique le 24 à Bourges, avant de dévaler par l’autoroute, dans le sud du pays. Je retournai en un coin de Catalogne que je connaissais, où j’avais loué sous un faux nom un gîte rural, par l’intermédiaire d’une agence que j’avais payée d’avance par un mandat postal réglé en espèces. Je fis un excellent repas d’un plat que les autochtones préparent de diverses manières et qui se mange froid, comme la vengeance que j’assouvissais depuis un an à l’encontre de la gent casserolier.
Car si fondamentalement, des raisons d’ordre moral étaient le ciment de mon comportement, les êtres furent et demeureront complexes, et, n’échappant pas à la règle, des sentiments moins nobles se pouvaient deviner sous la rigueur de mes conceptions. Mais comme ils n’entraient pas en contradiction avec les buts et les moyens que je m’étais donnés, je ne luttai outre mesure contre ces penchants au parfum de talion, et savourai au contraire l’accord qui régnait en moi entre le cœur et la raison.
Surtout qu’un bon repas, et c’était le cas ce soir-là dans les environs de Collioure, s’est souvent avéré fort propice à rendre le regard indulgent sur soi et les autres, repoussant à plus tard le stress du struggle for life.
Mon temps n’étant pas pris en permanence par les réflexions philosophiques, je réfléchissais aux conditions d’une parfaite réussite de ma prochaine mission, le jour J approchant. Comme d’habitude, le problème principal à résoudre était celui du choix de la cible. Bien sur, si j’eus décidé d’assassiner des présidents de la République, mon choix eut été plus simple, car plus restreint. Cependant les problèmes d’opération eussent augmenté en proportion, si tant est qu’on puisse faire des rapports entre des choses dissemblables.
Nonobstant, pour être différent d’un autre, le problème n’en demeurait pas moins réel, et si ma reconnaissance quelques mois auparavant de la situation perpignanaise m’avait permis de circonscrire une zone, je n’avais point repéré alors l’objet de mes futures attentions, et surtout déterminé les modalités d’un isolement aisé du gibier pour l’hallali.
Car je supposais, sans forfanterie de ma part, que le souteneur ne se laisserait pas noyer sans un minimum de défense, et que l’isoler de ses congénères pour emplir ses poumons d’une quantité suffisante d’eau serait, en soi, une phase difficile à négocier. Mais si j’avais pu me permettre quelques libertés dans le choix de la date, (somme toute, une date en valait bien une autre) je ne pouvais déroger à la liste établie des moyens de passage de vie à trépas, puisque le respect de cet ana était une des conditions de mon impunité.
J’avais trois jours pour résoudre ce problème épineux, que je passai à traîner dans les bars. Comme il n’eut pas été prudent d’apparaître sous mon allure habituelle, je recourus une fois encore à l’astuce du rasage, sans fausse moustache, mais je me gardai des favoris voyants, et je me fis une teinture châtain foncé de cet appendice pileux et de mes restants de chevelure, la dégarniture du dessus disparaissant sous une casquette de marin, comme je n’en ai jamais portée de ma vie. Et pour parachever la transformation en monsieur Hyde, je posai sur mon nez une paire de lunettes de soleil à grosse monture. Comme c’étaient des verres à fonçure variable en fonction de l’éclat du soleil, à l’intérieur, ils devenaient suffisamment clairs pour se pouvoir conserver devant les yeux sans paraître anormal, puisqu’ils ressemblaient alors à certains verres correcteurs teintés.
Il ne fut pas très difficile de repérer des candidats possibles pour mes actions de grâce, mais le moyen de les amener près d’une quantité d’eau suffisante pour leur faire boire la tasse, ne présentait pas toutes les apparences de l’évidence. A franchement parler, il me semblait que la tâche serait plus ardue que d’habitude. Pourtant, j’imaginai un scénario, qui à défaut d’être totalement réaliste, me procurai de la joie rien que d’y penser.
J’avais en poche le somnifère d’anesthésiste, soustrait à la négligence d’un laborantin, qui pouvait précipiter dans les bras de Morphée n’importe quel individu, même louche. Mon idée consistait à faire ami avec une de ces crapules marchands de chair humaine, et de lui administrer le marchand de sable dans son alimentation au cours d’un repas. Comme le ** présente l’inconvénient d’être salé, j’avais jeté mon dévolu sur des huîtres.
Inviter un proxénète à déguster quelques huîtres au bord de la mer, puis une fois l’ingestion accomplie, profiter de son sommeil de l’injuste pour lui administrer un véritable bouillon de onze heures en le balançant à la mer. Je supposais d’ailleurs que la pollution de la Méditerranée ne lui ferait ni chaud ni froid. J’oubliai que le Canet ce n’est pas Marennes-Oléron, et que les huîtres ne font pas autant partie du paysage, cependant, au prix d’une légère modification du plan, avec la participation de l’étang de Thau, je pensais pouvoir résoudre ce léger problème.
Mais au bout de mes trois jours, si j’avais bien vu quelques spécimens qui convenaient à l’usage que j’en comptais faire, mon tempérament réservé ne m’avait pas permis de me lier avec l’un d’eux au point de l’inviter à une ** party.
Pourtant comme le jour J ne pouvait souffrir d’être une fois de plus retardé, l’annonce en ayant été faite publiquement, il m’incombait de trouver une solution de rechange qui satisfît l’attente légitime du public.
J’avais l’impression que ma cervelle refusait de fonctionner comme à l’accoutumée, les trouvailles qui me venaient en flot à l’esprit relevant plus de la fantasmagorie que de l’efficacité professionnelle. Pour la première fois depuis un an, j’approchais du moment critique sans une idée claire des moyens de ma politique.
Le soir du 28 octobre me trouva dans cet état de vide créatif. Ceux qui se sont un jour trouvés dans leur art, ainsi en proie aux affres de l’impuissance, sachent que je fus ce jour-là leur frère d’infortune.
Mais si la réflexion ne me menait à rien, malgré les conseils du sapeur Camenbert, il me fallait quand même agir.
***
Chacun comprendra qu’un homme raisonnable se trouve en difficulté quand il est confronté comme je le fus à une situation dont les principaux éléments lui échappent.
Pour l’heure, en ce 28 octobre, où l’arrière-saison jouait les prolongations de l’été dans cette région plus clémente que d’autres, je tournais en rond autour du marché, la nuit tombée. J’avais fait une croix sur le sommeil réparateur que j’avais escompté prodiguer à bonne dose. L’idée du repas d’huîtres salées au ** avait un petit coté plaisant que je ne me consolais pas d’abandonner. Pourtant il ne faut pas perdurer dans l’erreur, même charmante, quand les rigueurs de la réalité se rappellent à vous. Aussi m’efforçais-je de trouver une solution de remplacement.
Comme je ne pouvais compter sur une supériorité physique de ma part, la ruse s’imposait. Horace jadis était sorti vainqueur d’un combat inégal. Martin ce jour se devait d’en faire autant.
L’idée toute simple me vint au détour d’une rue, comme une évidence longtemps niée, et je ris de moi-même de n’avoir pas plus tôt songé à une solution aussi pratique pour noyer autrui. Et c’est ragaillardi, que je me mis en chasse, car je n’avais plus à hésiter.
Comme j’avais laissé ma voiture loin du lieu de mes futurs exploits, car je ne tenais pas à ce qu’on notât mon numéro minéralogique alors que j’avais mis tant de soins à louer incognito, je dus marcher un peu pour rejoindre le boulevard Clémenceau.
Hélas, les dieux étaient contre moi, car au détour d’une rue quasi déserte, trois individus me sont tombés dessus. Cette inversion des rôles me prit au dépourvu, mais ça ne changeait rien au résultat, car de toute manière je n’aurais pas eu la force de me défendre sérieusement face à trois jeunes voyous au mieux de leur dynamisme.
Je pris d’emblée un méchant coup derrière les oreilles, de la part d’un quatrième larron qui attaqua dans mon dos. Je tombais à terre, mais une flambée de colère me souleva alors, et je fis face.
Je fus sans doute héroïque en cette obscure mêlée qui s’ensuivit. Et si les trois voyous, comme les mousquetaires étaient quatre, je me défendis comme cinq, en me démenant comme mille diables. Cependant, comme la chèvre de monsieur Seguin, après avoir combattu toute la nuit pendant trois minutes, je succombai face à un adversaire supérieur en nombre. N’ayant pas de position de repli préparée, je dus rendre les armes, et me faire dépouiller de mon argent ; mes papiers étant restés par prudence et par bonheur dans ma voiture.
Je pissais le sang par le nez, j’étais très mal en point, et je me remis debout avec difficultés. Les rares passants s’éloignaient de moi, faisant ceux qui n’ont rien vu, et si je blâmais ce comportement en règle générale, dans l’instant, il arrangeait mes affaires.
Clopin-clopant, je rejoignis ma voiture, où je m’affalai sur la banquette.
Me remettant de mes émotions, je comptai les dégâts. Le rétroviseur m’apprit qu’il fallait des points de suture à mon front, une entaille trop profonde pour se refermer toute seule y béait sinistrement.
Seul l’hôpital pouvait discrètement résorber cette fissure, je m’y rendis aux urgences. Pour raconter une affaire crédible sans qu’on appelât la police, je me rinçais la bouche avec du Banyuls dont j’avais fait l’emplette pour un autre usage, et je m’aspergeai quelque peu pour que l’odeur fut crédible, cette méthode m’ayant réussi à Orléans.
Arrivant à pied – par la Chine me sembla-t-il, tant le chemin me parut long – j’entrai aux urgences où après une attente raisonnable eu égard aux arrivages de toute nature auxquels les pauvres internes avaient à faire face, on m’examina rapidement et je fus pris en main par un être soignant dont je ne sus déterminer le grade, et qui se tira fort bien de la chirurgie de base qu’il dut me faire subir.
Quand l’essentiel fut fait, on me demanda mon nom, que je travestis, mon numéro de sécurité sociale, que je transformai, me faisant naître en Algérie, une année plus tôt. Je ne changeai pas le sexe, souhaitant avant tout une crédibilité de mon mensonge.
Ceci fait, on me laissa assis sur une chaise, en me disant de ne pas bouger, que l’interne allait revenir pour me parler. Je ne pus en vouloir au carabin de faire son boulot nocturne, mais demain il ferait jour, et j’avais des choses à accomplir dans un minimum d’incognito.
Comme “on” tournait bride, je fis une volte qui m’amena à une porte qui s’ouvrait là, et je pénétrai dans un de ces couloirs d’hôpital dont l’odeur particulière vous rappelle que Pasteur a découvert des sales petites bestioles contre lesquelles on prend des mesures d’asepsie.
Les pictogrammes des toilettes signalaient la présence de lavabos. J’y fus. Une toilette s’imposait. J’y satisfis. Quand le désordre de ma tenue fut réparée au mieux des moyens à ma disposition, je sortis des lieux, pris la direction opposée aux urgences, et après un dédale désert, je ressortis à l’air libre.
Je n’étais pas frais, mais il fallait régler son compte à un releveur de compteur, et je ne pouvais surseoir. Je retrouvai ma voiture, où je me défis de la veste dont j’avais modifié le taux d’alcool et, l’enfermant dans le coffre, je me recouvris d’un pull-over pas très jeune qui restait en permanence dans la voiture pour le cas où. C’était justement un cas où !
Sentant la fatigue, un mal de tête qui empirait, des douleurs partout (les contusions multiples ne sont pas des inventions de journalistes), et des élancements à la blessure de mon front, et quelques autres petites choses qui attendraient un inventaire plus complet, je m’installai au volant, mais j’éprouvai le besoin d’une pause avant de repartir.
Je me réveillai comme le jour se levait. J’avais froid. J’étais nauséeux, et quand je réalisai ma situation, je maudis tout le monde et son père, ainsi que les voyous qui m’avaient agressé. L’insécurité dans les rues atteint des sommets certain soirs !
Comme il ne sert à rien de se lamenter au-delà d’une certaine mesure, je fis le point, constatai que je n’avais pu mener à bien mon travail, et par-dessus le marché, je n’étais pas en état de trouver une solution de remplacement.
Je mis le contact, et à allure de promenade, je rentrais au gîte. Par bonheur, il était dans un coin où pas un chat ne venait en cette saison alors qu’il devait être assailli l’été. La voiture mise au garage (un appentis en planche vaguement fermé par une porte qui dissimulerait ma plaque), je dormis encore jusqu’à dix heures.
Après un café et une douche, toujours mal en point, je réfléchis à la situation. Je pouvais rester là jusqu’à la fin de la semaine, puisque tout était payé et que je n’avais tué personne. Je me taillai les cheveux très courts à l’aide d’une tondeuse, et fis de même avec les rouflaquettes. Dans quelques jours, j’égaliserai encore, la teinture ne paraîtra presque plus, et la barbe aura suffisamment repoussé. En traînant en chemin, je rentrerais chez moi avec une apparence naturelle.
Je me recouchai jusque vers treize heures, où je mis la télévision pour les informations.
« Cette nuit cinq assassinats de proxénètes ont été perpétrés dans tout la France. Le tueur informaticien a fait des émules, car il est impossible qu’une seule personne ait pu se trouver aux quatre coins de l’hexagone en si peu de temps. Qu’on en juge, des meurtre ont été commis à Strasbourg à vingt-deux heures, à Compiègne une heure plus tard, à Toulon à la même heure, à Quimper, à l’autre bout du pays vers vingt-deux heures trente, et enfin à Perpignan, un peu avant minuit. Les policiers sont perplexes, mais le commissaire Perrin, chargé de coordonner les enquêtes, pense qu’il faut les mener localement dans un premier temps. »
PERPIGNAN !
— Merde ! » m’exclamai-je.
Je n’utilise que rarement un vocabulaire scatologique, mais il est des moments où l’homme le plus délicat ne peut s’empêcher de prononcer le nom de l’excrément humain. Celui-ci me sembla propice à une telle utilisation de ma part d’un juron bien senti.
— Bordel de merde ! » réitérai-je, ajoutant à la première expression d’une surprise certaine, un complément de lieu bien adapté à la situation,
Quelqu’un avait fait mon travail alors que j’en étais empêché. Je ne comptais pas, naturellement, les meurtres dans les autres régions, mais la victime de Perpignan me posait un problème. Car si j’étais innocent, on pouvait me l’attribuer si par malheur on arrivait à me prendre pour les précédents.
Aussi dus-je alors me comporter comme si j’étais le coupable, les précautions élémentaires devaient être prises, et la prudence d’autant maintenue que des éléments échappaient à mon contrôle.
Mais, étaient-ce les coups mal digérés ou le début de la sénilité, je n’arrivais pas à aligner correctement plusieurs idées à la suite, mes raisonnements patinant et reprenant à une phase antérieure, comme si un homo programo malignus avait inclus un GO TO intempestivement récursif dans le programme.
Dans un éclair de lucidité, je conclus qu’il était urgent de ne rien faire dans de telles conditions de confusion. Ne risquant rien de fâcheux dans la retraite où je me tenais, à l’écart du monde, je remis à plus tard les décisions importantes et, bourré d’aspirine, je m’alitai derechef. La santé avant tout.
En fin d’après midi, je sortis des limbes, et constatai une amélioration très nette de mes capacités intellectuelles, alors que mon corps souffrait de chaque particule, et Dieu ! qu’elles étaient nombreuses.
Après une soupe de légumes (de conserve), et quelques morceaux de fromage avec du pain de la veille encore mangeable, je fis le point en égrenant une grappe de muscat en guise de dessert.
J’écoutais les informations. La police avait arrêté quelqu’un à Strasbourg : un Allemand de Hambourg qui avait trop bu et qui d’un coup de couteau bien placé avait fait une boutonnière dans l’abdomen d’un autre poivrot avec qui il avait eu une explication orageuse. Le fait que le quidam en question fut un représentant de la catégorie socio-professionnelle qui avait droit à mes attentions fut donc un hasard dans cette ville frontalière.
Dans les autres cités, l’enquête suivait son cours selon la formule consacrée, mais le journaliste apprit « à l’instant même, par une dépêche de l’agence France-Presse, qu’un suspect venait d’être appréhendé à Perpignan… » Suivaient les commentaires habituels, et il fallut attendre le journal de vingt heures à la télévision pour en savoir plus.
Pour résumer, la police avait cherché en priorité dans le milieu perpignanais, où des rivalités étaient bien connues entre un clan gitan et une famille de malfrats d’origine pied-noire, les Falconi. L’un des membres de cette honorable tribu avait été vu en discussion vive la veille avec la victime, Mario Renard.
Le suspect néanmoins continuait de nier, criant au coup monté, et jurant ses grands dieux de son innocence.
Bien qu’il ne me fût pas sympathique, je résolus de lui donner un petit coup de main. Non pas que je m’en fisse pour lui, mais il importait que le tueur de mac ait accompli son office. Certes, je n’étais pas réellement l’auteur de ce crime-ci, mais je ne trouvai pas déplacé de m’en attribuer la paternité. En effet, sans mon action, sans l’annonce publique à laquelle j’avais pris soin de donner toutes les formes nécessaires à une large diffusion, jamais le passage à l’acte n’aurait eu lieu le 28 octobre. Sans en être le bras, j’en étais le cerveau, et il n’y avait rien de déshonorant à être un travailleur intellectuel.
Aussi, reprenant l’initiative après ce léger contretemps, je préparai la suite des évènements.
J’avais, au cours de mes périples, fait l’achat d’occasion d’un Amiga 600, petit ordinateur qui se pouvait brancher sur un poste de télévision. Pour cinq cents francs, j’avais une machine maniable, très agréable, qui travaillait comme une grande, et qui me faisait office de portable pour un cout mesuré. Il allait me servir dans ce chapitre catalan.
Je branchai l’Amiga, le raccordai au poste de télévision, et tapai un texte destiné à la police.
J’annonçais tout simplement que j’étais l’auteur du meurtre de Mario Renard, le gitan proxénète, et que je pouvais le prouver, en donnant une clé. J’expliquai ainsi, que les lieux des assassinats étaient régis par une loi mathématique, la Suite de Fibonacci, dont les éléments représentaient le coefficient multiplicateur de 100 kilomètres, permettant de connaître la distance du lieu d’exécution par rapport à un point de référence déterminé par le premier meurtre qui avait eu lieu à Paris. L’explication était un peu confuse, mais je faisais confiance aux spécialistes de la police pour comprendre, et je donnais du grain à moudre aux journalistes qui pourraient ainsi faire œuvre pédagogique en explicitant à la cantonade la Suite de Fibonacci.
Nettoyant scrupuleusement la disquette, pour qu’aucune empreinte de mes doigts n’eut des chances de rester inscrite à la surface, je glissai le tout dans une enveloppe banale, que je sortis avec des gants d’un paquet neuf, et j’inscrivis dessus : « pour la police ».
Je pliai bagages et filai à l’anglaise, non sans remettre au passage la clé du gîte rural dans la boite aux lettres de l’agence. Ainsi on ne m’aura jamais vu, le local étant ouvert quand j’étais arrivé, avec un mot d’excuses de l’employé qui n’avait pu attendre plus longtemps, ce que j’avais espéré, ayant fait traîner mon arrivée au-delà du tolérable.
Au passage, je jetai l’enveloppe dans la boite aux lettres de la poste centrale, et je mis le cap sur l’Italie, où j’arrivai le lendemain matin. Après une restauration matinale, je continuai ma route jusqu’au lac Majeur, où je pris une chambre à Stresa, face aux Iles Borromées.
Il faisait beau en Italie, et je passai les jours suivants à faire le touriste en visitant les iles et leurs jardins. Mais je gardais à l’esprit que la discrétion était nécessaire tant que j’aurais à attendre une repousse suffisante de ma barbe, et un retour à la normale de la teinte de mes cheveux. Je me faisais petit à l’hôtel, prenant mes petits déjeuners dans ma chambre, par un séjour diplomatique dans la salle de bain quand le service entrait, et mes repas à l’extérieur, en changeant à chaque fois.
Je poussai ensuite jusqu’au lac de Garde, puis je rentrai à petite vitesse par la Suisse, mais le cout des devises me dissuada de m’y attarder. Je logeai donc coté français, et je visitai Genève et Lausanne.
Je suivis comme je pus dans la presse, les développements de l’enquête. Le dénommé René Falcon, ou Falconi peut être bien, surnommé le grand Gem, qu’on avait arrêté, continua de nier de plus belle, et il devint crédible, quand les spécialistes de la police, après plusieurs jours, comprirent que la disquette n’était pas pour un PC, mais pour un Amiga.
La France connut alors un nombre remarquable de professeurs de mathématiques, qui furent sortis de leurs études pour des prestations télévisées et qui s’amusèrent à montrer toutes les subtilités de cette suite, y compris le nombre d’or qui y est inscrit en filigrane et qui bénéficia ainsi d’un regain de popularité.
Bien entendu, on ne coupa pas aux psychologues, aux psychiatres, qui mirent du temps et beaucoup de salive pour dire qu’en somme ils ne savaient rien, et on fit appel aux informaticiens qui furent interrogés comme des nouveaux gourous, pour fournir des lueurs à propos de ce nouveau mode de lettre anonyme. L’Amiga y gagna un peu de publicité, et le monde devint plus intelligent. Ou alors c’est à désespérer de ces puits de sciences qu’on vit aux lucarnes médiatiques.
Ce qui fit les délices des commentateurs, ce fut le mode de calcul de la distance de Paris à Perpignan, qui comme on peut facilement le constater, ne fait pas huit cents kilomètres à vol d’oiseau. J’avais fourni la clé : en fait, j’avais tiré une ligne droite de la capitale à Perpignan, et la continuais jusqu’à la frontière espagnole, où, comme au billard, elle revint jusqu’à la capitale de la Catalogne française. Huit cents bornes. CQFD.
Le dénommé Falconi, coupable ou non, fut libéré, et je rentrai chez moi, barbu et content de l’être. Mais si je devais avoir un jour la tentation de prendre les autres pour des imbéciles, il valut mieux que ce ne fut pas celui-là, car le commissaire Fillaudeau vint me voir dès le lendemain (merci la voisine !), pour une visite de politesse très particulière.
— Bonjour monsieur Martin, je suis heureux de vous revoir. Avez-vous fait bon voyage ?
— Fort bon, merci, Commissaire.
— C’est vrai que vous êtes bronzé comme un qui revient du midi.
— J’étais en Italie, effectivement.
— Moi, je pensais plus à notre Midi à nous, du côté de Perpignan, par exemple. »
Comme je ne répondais rien, le laissant venir, en retour c’est lui qui me pria de venir, en le suivant au commissariat, car il comptait bien m’arrêter pour les meurtres des proxénètes.
La force étant de son côté, je dus me rendre à l’évidence, il fallait l’accompagner jusqu’à son bureau, et peut être même y faire un séjour plus long que j’eusse aimé.
Je lui demandai de me laisser quelques minutes ranger la maison, que je risquais de devoir laisser fermée quelque temps encore, et lui proposai de casser une petite graine avec moi, puisqu’il se proposait de me mettre pour longtemps au régime carcéral.
Il y consentit bien volontiers, et nous fîmes, comme deux vieux amis, un sort à une boite de foie gras, et nous débouchâmes une bouteille de sauternes que j’avais en réserve pour une bonne occasion.
Celle-ci me parut suffisamment bonne.
***
Le commissariat n’était pas plus accueillant en ce milieu novembre, que lors de mon premier séjour. Malgré la gentillesse du Commissaire Fillaudeau, je n’étais pas reçu comme le pape. Encore que l’attitude générale ne fut pas à mon égard faite de réprobation, ni de ressentiment.
J’enregistrai cet élément, car il me parut d’emblée de bon augure. Si les policiers se montraient plutôt conciliant vis-à-vis de moi, comme si la nature même des victimes me conférait un statut spécial, ils se montreraient un peu négligents sur les détails, et de plus l’opinion publique, de la même manière, risquerait de faire montre d’une semblable faiblesse.
Les menottes aux poignets, comme un vulgaire malfrat, je montai les quelques marches, sans que la foule ne s’agglutinât, ni même que les journalistes se précipitassent. Fillaudeau, à qui je faisais part de ma surprise, me répondit que je n’étais pas encore une vedette, qu’ils n’avaient prévenu personne, que si je pouvais me disculper, il valait mieux pour moi, qu’une certaine discrétion ait été manifestée.
— Ne serait-ce point que vous avez peur du ridicule, et que vous êtes si peu sûr de vous que vous ne chanter pas cocorico de suite ? » lui rétorquai-je perfidement.
— Il y a de ça, un peu », admit-il de bon cœur.
Je l’eus préféré moins débonnaire, moins sûr de lui, mais je n’avais pas choisi mon interlocuteur, et il fallait faire avec.
Quand je fus installé sur cette chaise inconfortable, il se posa dans son fauteuil de bureau auquel, à l’allure, je n’accordai pas plus d’étoiles qu’à mon siège, et il farfouilla dans ses papiers. Je ne me formalisai pas, connaissant son idiosyncrasie, et je patientai (le moyen de faire autrement ?) en attendant qu’il ait déniché la feuille et le stylo qui lui permettraient de s’adonner à sa manie du dessin, pendant qu’il m’interrogerait.
Quand ce fut fait, qu’il se fut calé de guingois, il me dit :
— Alors ?
J’aurais pu répondre :
— Alors quoi ? »
à cette interrogation peu précise, mais comme le dialogue que j’eus obtenu ne se fût pas élevé au plus haut niveau de l’expression possible dans une relation duelle, je m’abstins de tout commentaire, me contentant d’une espèce de sourire dont on pouvait se demander s’il exprimait la sympathie, le doute, ou l’ironie. Du moins, c’est ainsi que je le ressentis, mais je ne me vis pas avec les yeux d’un autre.
— Alors, vous avez recommencé.
Je n’étais pas tenu de faire un effort, aussi ne me prononçais-je pas sur cette question. Il m’avait invité avec une idée à lui derrière la tête : à lui de travailler. Chacun son boulot, et les vaches seront bien gardées.
— C’était un peu brutal, cette fois. Écraser une tête avec une barre à mine, et s’acharner sur le corps après la mort aussi sauvagement, ça m’a un peu surpris venant de vous.
Je n’allais pas tomber dans le panneau, mais quand même, j’appréciai qu’il notât la différence entre des meurtres bien organisés, quasiment poétiques dans leur mise en œuvre, et l’abominable boucherie de Perpignan.
Car ce fut une boucherie. La victime avait eu le crane défoncé, les membres fracturés, les viscères éclatés, et avait été traîné jusqu’à une merde de chien, dans laquelle on lui avait enfoncé le nez.
— Je suis curieux de savoir pourquoi vous m’accusez de ces meurtres. Que je sache, il y a un saut qualitatif important entre vos accusations à l’occasion de mon dernier séjour dans vos locaux, et ce que vous inventez aujourd’hui. Et ça n’a pas plus de réalité.
— Bien sur, vous niez.
— Je ne nie rien du tout, comment nier ce qui n’existe pas ? La question n’a pas de sens, c’est tout.
— La négation du non-être donne du sens à l’existence.
Ça ne voulait pas dire grand-chose ce qu’il venait de proférer, mais je n’allais pas le froisser dans son honneur, aussi ne relevais-je pas. Tant de philosophes énoncent de tels aphorismes creux d’un air profond, qu’il n’y avait pas grand mal à l’admettre d’un commissaire de police qui ne savait pas par quel bout s’y prendre avec moi.
— Passons aux choses sérieuses, pourquoi tuez-vous des maquereaux ?
— Soyons constructifs : pourquoi, en vertu de quoi, sur quels fondements, sur quoi vous appuyez vous pour m’attribuer cette série de meurtres ? »
Je n’espérais pas qu’il réponde, je cherchais à gagner du temps, pour avoir du grain à moudre dans ma cervelle. Mais il se laissa faire, fier probablement de son intelligence, réelle sans doute, mais pas plus honorable que des gros bras, des yeux noirs ou une pointure 43. C’est fourni dans les bagages de départ. Et on n’est pas plus heureux pour ça.
Mais la vanité se niche partout, et il me fit complaisamment l’étalage de ses déductions.
— Élémentaire, mon cher Watson. Mais le hasard du fonctionnement de la pensée, m’a beaucoup aidé. Quand nous nous sommes rencontrés la première fois, et lorsque je n’eus plus à étudier votre cas sérieusement – puisque vous étiez innocenté – mon esprit a vagabondé, et j’ai trouvé amusant d’envisager l’hypothèse de votre culpabilité dans l’affaire du tueur de macs. Et comme ça pouvait coller (mais pour des milliers d’autres personnes aussi, bien sur), j’ai creusé un peu, et c’était excitant de constater que quand je creusais, ça collait toujours. Mon idée était de montrer que la plupart de nos raisonnements sont faux et, pour peu qu’on ignore quelques éléments, ils paraissent tout à fait valides. Autrement dit, je pensais montrer qu’en prenant au hasard un individu quelconque, je pouvais en faire, en théorie, un coupable.
— Ma foi, vous avez fort bien réussi », répliquai-je quand il eut achevé sa tirade, « et sans vouloir vous commander, si vous changiez de cobaye, je n’y verrai pas trop d’inconvénients.
— J’ai changé de cobaye, j’ai pris le cas de plusieurs autres personnes, et ça ne marchait pas si longtemps. Très vite, un élément mettait toute la construction en échec. Dans votre cas, ça collait vraiment si bien, que j’en suis venu à étudier en policier sérieux, la possibilité de votre réelle culpabilité. J’ai repris un par un les différents meurtres de la série que le tueur revendiquait, et j’ai comparé tout ça avec vos déplacements. – chaque fois, c’était possible. On retrouvait des traces de votre passage ici ou là, et vous n’étiez jamais chez vous aux moments fatidiques. Et puis, la fréquentation d’Arlette Le Jarne m’a fait réfléchir, et il m’a semblé qu’il ne pouvait pas y avoir de hasard, et vous deviez avoir une dent contre les proxénètes à cause d’elle. Dans des cas de meurtres en séries, il y a toujours un élément émotif, qui donne un mobile pour tuer.
Il n’était pas tombé loin, mais quand même ! Son raisonnement se tenait sur des bases fausses. C’était à désespérer de la logique !
-" Mais non » me dis-je, « son raisonnement n’est pas faux : s’il pense que ma liaison avec Arlette signifie quelque chose, alors son raisonnement est valide. Il se trompe seulement sur la véracité de son affirmation ».
Ce n’était pas le moment pourtant de chinoiser sur la méthode, mais une curieuse distanciation face à l’évènement créait chez moi une dichotomie intellectuelle. Je ne sais s’il s’agissait d’un cerveau gauche qui divorçait d’avec le droit, ou si tel encéphale reptilien prenait son indépendance eu égard au cortex moderne, ou encore si quelque hormone jouait aux billes avec des médiateurs chimiques, toujours est-il que tandis que je cogitais pour trouver le moyen de m’en sortir, mon esprit se perdait en parallèle dans les méandres du formalisme.
— Mais je n’en suis pas resté là, « poursuivi le Commissaire », quand tout a pris corps, j’ai fait faire des recherches, et j’ai trouvé mieux que ça, je suis remonté jusqu’à votre fille. Alors, je n’ai plus eu de doutes. Voilà le vrai mobile. »
Je m’y attendais un peu. Je savais bien, qu’une fois les chiens de chasse lancés, ils dénicheraient les éléments dont ils auraient besoin. Cet homme était vraiment malin, et il faudrait trouver autre chose que des jeux de mots pour me tirer de là.
— J’en étais là de ma conviction intime, n’osant cependant pas en parler autour de moi, d’autant que l’enquête ne relevait pas de nous, et il m’importait peu, au bout du compte, que vous trucidiez encore un ou deux parasites. Mais quand vous avez commencé à faire parler de vous dans la presse, j’ai trouvé que c’était un appel aux meurtres que vous lanciez, et c’était trop. On n’a pas voulu me croire, les super malin de la PJ. parisienne m’ont envoyé sur les roses, et vous avez disparu. Les cinq meurtres étaient un peu déroutants, car je ne savais pas lequel vous attribuer, celui de Perpignan paraissait peu probable, et là je me suis trompé. »
Je n’allais pas le réconforter en lui racontant toute la vérité, mais je tins à lui dire qu’il ne s’était pas trompé, que je n’étais pas capable de cet acte de sauvagerie.
— Qui sait ce à quoi un homme peut arriver ? » s’interrogea-t-il, « le pire est en chacun de nous, et les circonstances de la vie peuvent faire de vous un héros ou un salaud pour les mêmes faits », continua-t-il comme s’il découvrait une vérité cachée, alors que mon charcutier sait cela depuis longtemps.
— Quelle est la suite du programme me concernant », coupai-je, « j’ai quelques dispositions à prendre, et si vous n’y voyez pas d’inconvénients, j’aimerais qu’on rentre dans le vif du sujet, d’autant que je suppose que vous êtes un homme très occupé.
— Monsieur Martin ! Laissez – moi vous raconter la suite. »
Je ne vis pas le moyen d’y couper, il était parti, rien ne pouvait l’arrêter dans l’étalage de sa géniale intuition.
— Où on a commencé à me croire, c’est avec la suite de Fibonacci. Professeur de mathématique, ça collait très bien.
— C’est quand même très connu, pas besoin de sortir de la Sorbonne pour ça.
— Oui mais, l’élément psychologique, qu’est-ce que vous en faîtes ?
La peste soit de l’animal et de sa psychologie ! Il avait découvert le seul article que j’avais jamais fait paraître, trente-cinq ans auparavant, et qui était passé totalement inaperçu de la collectivité mathématicienne. Ça étayait un peu son dossier.
Il me regarda d’un air content de soi, je dus reconnaître qu’il s’était donné du mal.
— Ce n’est pas difficile de trouver quand on sait ce qu’on cherche. Les ordinateurs, nous aussi, à la police on sait s’en servir, et les banques de données, ça se consulte. La bibliothèque universitaire de Poitiers avait votre article en référence, puisque vous y étiez quand vous avez publié. Je me le suis fait communiquer. C’était astucieux votre démarche, mais en quoi l’inverse de la suite de Fibonacci peut-elle être intéressante ?
J’avais un auditoire qui comprenait, je me rajeunis de trente ans, et j’expliquai le pourquoi du contraire de toute chose.
— Mais pourquoi n’avez-vous pas pris l’inverse de la suite de Fibonacci pour calculer vos meurtres ?
Gros malin ! S’il croyait m’avoir comme ça, il pouvait courir. Redisputer un point de théorie m’avait mis en bouche, et l’espèce de dédoublement qui m’avait pris au début de cette forme atypique d’interrogatoire avait fondu comme neige au soleil, et il allait voir ce qu’il allait voir !
Comme un butor, comme un débile mental, je me mis à nier tout et n’importe quoi, demandant à tout bout de champ des preuves pour n’importe quoi, même mon nom.
— …? comment vous ne vous appelez pas Martin ?
— Je ne dis pas que je ne m’appelle pas Martin, je vous demande de le prouver.
— Mais je n’ai pas à prouver votre identité, c’est à vous de la prouver quand on vous interpelle.
— Mais si je ne la prouve pas, qui allez-vous condamner pour ce délit de ne pas prouver son identité ?
— Vous bien sur.
— Moi qui ?
— Vous Martin.
— Prouvez-le ! Si vous prouvez que je suis Martin, je n’ai plus à le prouver, il n’y a plus de délit. Si vous ne pouvez pas prouver que je suis Martin, vous ne pouvez pas me condamner puisque vous ne savez pas qui je suis.
— Même sans papiers, vous êtes quelqu’un : vous.
— Alors je n’ai pas à prouver que j’existe, puisque vous partez de ce postulat.
Bien sur, faute d’arguments, et parce qu’il faisait son métier, il revenait à des questions plus gênantes :
— Où étiez-vous le 28 octobre ?
— Je ne sais pas.
— Le 24 juillet ?
— Je ne sais pas.
— Vous m’aviez dit que vous étiez en Périgord.
— C’est possible que je vous l’ai dit un jour, mais maintenant : Je ne sais pas.
— Vous ne pourrez pas toujours répondre comme ça.
— Je ne sais pas.
Naturellement, notre conversation perdit le ton de courtoisie avec lequel elle avait débuté, et le Commissaire Fillaudeau son calme quelque peu ironique.
Rien n’est plus déconcertant pour un homme intelligent que d’être confronté à la bêtise bornée, surtout quand elle est sciemment mise en œuvre avec une mauvaise foi évidente.
— Vous êtes de mauvaise foi ! » s’emporta l’enquêteur.
— Je ne sais pas. »
Reprenant son calme, il se mit à sourire, réalisant que je le menais en bateau, et qu’il n’arriverait à rien. Il se plongea un moment dans ses griffonnages, semblant m’avoir oublié. Je mijotais dans mon jus, mais je ne pouvais pas faire grand-chose d’autre.
Comme il était pat, mais moi aussi par la même occasion, nous ne pûmes jouer longtemps. Hélas, les policiers ont les moyens, comme au jeu des petits chevaux de vous faire revenir au point de départ, et tandis qu’il m’abandonnait, un de ses collègues pris la relève, mais comme il n’était pas sympathique, je fis ma mauvaise tête, et refusais obstinément de dire quoi que ce soit. Quand il perdit son calme, un autre le relaya, qui fit chou blanc, et ils eurent le bon goût d’abdiquer avant que le manque de sommeil ne m’enlevât mes réserves. La garde à vue dura deux jours, je fus mis ensuite en présence du juge d’instruction, qui me mis en examen et en prison à Fontenay-le-Comte, par la même occasion.
Qui n’a pas vu le jour se lever sur la seine
Ignore ce que c’est que ce déchirement
Quand prise sur le fait la nuit qui se dément
Se défend se défait les yeux rouges obscènes
Et Notre Dame sort des eaux comme un aimant
Ces vers d’Aragon me revinrent en mémoire, quand le petit matin du premier jour me trouva dans cette cellule où l’on m’avait admis la veille. J’avais dormi comme un loir, ce qui me surprit, car j’avais imaginé que ce serait l’inverse. En revanche, le petit jour me déprima. Peut-être fut-ce une question de lumière, novembre est sinistre, et les rayons du soleil parcimonieux dans ce type de villégiature. Rien de plus juste que l’expression mettre à l’ombre qu’on applique généralement à l’opération qui consiste à priver de l’usage de quelques libertés, les redevables de certaines sanctions pénales.
La première journée se passa en découverte. Les us et coutumes de ces auberges ne m’étaient pas familières, aussi m’attachai-je à en comprendre le fonctionnement, prévoyant que ma clientèle y serait acquise pour un certain laps.
On me regarda de travers. La prison n’est pas coupée du monde, la télévision y déverse ses images chaque jour, et chacun ici, connaissait le nom de la suite de Fibonacci. On m’appela Professeur dès le premier instant, un peu par moquerie, un peu par déférence. J’ai gardé ce sobriquet durant tout mon séjour, et il me suivit à la maison d’arrêt d’Orléans, où je fus bientôt transféré, en vertu de règles judiciaires plus ou moins contradictoires entre elles.
La détention préventive est une drôle de chose, car quelqu’un qui sera éventuellement reconnu innocent se voit plongé dans la promiscuité la plus dépravante avec les fripouilles, les voleurs et les assassins qui n’ont pas tous les mêmes bonnes raisons que moi. Aussi, malgré le peu de plaisir que j’eus à côtoyer quelques énergumènes dont je n’approuvais pas les pratiques indélicates, il me fut cependant donné de nouer des liens d’amitié avec quelques prévenus qui n’étaient pourtant pas plus recommandables que d’autres.
La confrérie de proxénètes majoritairement me faisait la tête, mais comme je ne tins en aucune manière à frayer avec de si déplaisants poissons, le mal ne fut pas bien grand.
Je pris bien vite mes quartiers et mes habitudes, comme quoi on s’habitue à beaucoup de choses. Les jeunes souffraient ici de leur abstinence sexuelle, mais l’âge me préserva de ces affres, les flambées de satyrisme que j’avais connues durant l’année écoulée, étaient déclenchées par les assassinats que je perpétrais. Et là, ce n’était pas tous les jours que j’avais le loisir de trucider mon contemporain.
J’aurais dû prendre un avocat, puisque la loi m’y autorisait, mais je laissais la justice en désigner un d’office. Ce fut un jeune type, pédant comme un qui a fait son droit, et peut-être un peu Franc-maçon, mais ce n’est pas une rareté dans la région. De plus, il était suffisamment retors et disponible pour m’être de quelques secours. N’ayant pas beaucoup de clientèle (sinon, pourquoi eut-il été commis d’office ?) il s’occupa de mon affaire avec un zèle de néophyte qui fit plaisir à voir. Mais une grande affaire en assise, ce n’est pas de la petite bière pour un avocat, et il me fut reconnaissant de lui avoir fourni l’occasion de se mettre en lumière.
Bien entendu je lui jurai mon innocence quand, entre quartzeux, il me conjura de lui dire toute la vérité sous la foi du secret professionnel. Comme c’était un gentil garçon, je jugeai qu’il serait plus efficace croyant lutter pour la veuve et l’orphelin, et je le laissai dans l’enthousiasme d’une grande cause au service d’un innocent. Il aurait bien le temps, devenu riche et célèbre, de gagner sa vie cyniquement avec la pègre.
La prison étant équipée d’une bibliothèque, j’y trouvais des ouvrages curieux, et notamment un nombre exagéré de revues d’électronique. On m’expliqua que pour leur réinsertion professionnelle, beaucoup de voleurs demandaient à passer un CAP de serrurier ou d’électronicien. Ma foi, ils avaient une idée assez juste de leurs capacités, et avec leur motivation, pourquoi n’eussent-ils pas réussi dans leurs études de ces matières ?
Je m’entendais bien avec presque tout le monde, sauf les souteneurs (mais comment leur en faire grief), dont tout particulièrement un teigneux, brun de peau et de poil, qui avait juré de me faire la mienne, de peau. Il ne fut jamais dans mes intentions de lui en donner la permission, mais il était bien possible que de lui-même, il se l’octroyât.
C’était un gitan du nom d’Aimé Renard. C’était le frère du mort de Perpignan.
***
Il est, comme ça, des fonctionnements administratifs, qui laissent pantois. Qu’on ait pu mettre dans le même établissement pénitentiaire, le frère du mort et l’assassin présumé, relevait soit du surréalisme, soit de la bêtise ! Du moins fut-ce ainsi que je le ressentis au premier abord.
Mais non, m’a-t-on expliqué quand j’en fis part à qui de droit, seules les procédures étaient en cause, et je devais bien admettre qu’il ne se pouvait tenir compte de tous les cas particuliers dans la gestion d’un système répressif, dont l’ampleur était telle depuis quelques années, que les prisons craquaient de partout sous le nombre de résidents que la crise avait engendré.
Les explications satisfirent ma raison, et je dus convenir du bien fondé des arguments invoqués, il n’empêcha que la situation m’ennuyait malgré tout, du fait que je dus redoubler de prudence, l’humeur vindicative du dénommé Renard n’était pas feinte. Il n’aurait servi à rien que je compatisse à sa douleur, ni même que je l’assurasse de mon innocence, dont il semblait, à l’entendre qu’il n’en croyait pas un mot.
Cet Aimé-là, œuvrait comme son frère dans la protection rémunératrice de quelques filles de Perpignan. Comme il ajoutait à ce service, un peu de commerce de poudre blanche, il s’était fait prendre par la police en flagrant délit de négoce prohibé et de transport illicite de marchandise dans cette région, d’où sa présence gênante dans le même hôtel que moi, loin de sa base habituelle.
La prison était surpeuplée, mais je bénéficiais, en comparaison de beaucoup, d’un semblant de faveurs, puisqu’on m’avait affecté dans une cellule à deux lits seulement. Mon compagnon de chambre était un petit maigrichon au visage d’écureuil, qui avait droit au surnom de La Fouine. Il avait accédé au bénéfice d’un séjour d’un an au frais de la princesse, à la suite de diverses indélicatesses avec le bien d’autrui.
— Tu comprends, Professeur, me disait-il souvent, c’est pas ma faute si les portes fermées m’attirent, je suis un artiste. Et après il faut bien que je rentre dans mes frais.
C’était vrai que c’était un artiste, mais pas un grand.
Ses connaissances en serrurerie n’étaient pas d’un très haut niveau, et il n’aurait pu se mesurer avec du matériel récent de bonne qualité, mais, comme il me disait, « c’est fou le nombre de gens qui ont des serrures de rien à leur porte, c’est à croire qu’ils nous provoquent ». La Fouine répondit une fois de trop à une provocation, alors que le propriétaire était chez lui. C’était un costaud vindicatif, qui eut rapidement le dessus. La Fouine y perdit deux dents et gagna un séjour en ma compagnie.
La sienne ne me fut pas trop pesante, il était drôle quelquefois, et assez souvent silencieux. C’était un passionné de voitures anciennes, et il se plongeait dans la contemplation d’un livre sur les Delage, qu’il avait trouvé à la bibliothèque. Fait surprenant, il sculptait en catimini une réplique dans un bloc de chêne qu’il avait obtenu on ne sait trop comment, et qu’il avait réussi à soustraire aux attentions des gardiens depuis des mois. Plus inquiétant, c’est qu’il se servait pour tailler le bois, d’une lame de fabrication très personnelle qui, pour ne pouvoir rivaliser avec les chefs-d’œuvre des maîtres couteliers, n’en était pas moins redoutable. Les circuits souterrains des prisons me surprenaient, et les règles de prudence s’avéraient plus impératives encore que pour mes opérations de cette dernière année. J’avais dû jurer sur la tête de l’évêque (cette caution semblait suffisante) que je ne soufflerais mot de ses richesses, ni aux gardiens bien sur, ni surtout à d’autres résidents. J’y consentis bien volontiers, d’autant que l’évêque en question avait l’oreille du pape, et que je ne portais pas celui-ci dans mon cœur cette année là, du fait d’une mauvaise grippe.
La Delage était d’une vingtaine de centimètres de long, très ressemblante, d’un seul bloc, sauf les phares, car comme me l’expliqua La Fouine, « les phares c’est délicat ». Je ne vis pas trop en quoi, mais comme je m’en battais l’œil, je fis celui qui comprenait. La Fouine m’eut à la bonne, car:" un Professeur, c’est pas commun ». Chacun son monde. Dans mon lycée, ce n’était pas rare, mais je dus reconnaître qu’à ma nouvelle enseigne, je détonnais quelque peu.
Je supputai l’usage que je pourrais faire avec le couteau de fortune de mon corésident, dont la lame extrêmement bien aiguisée quotidiennement sur une pierre du mur, était pointue comme une dague et pourrait en faire office. J’envisageai quelques utilisations plus meurtrières les unes que les autres. Mais pour résumer ce n’étaient guère que des variantes d’un schème de base : je plongeais la lame dans l’abdomen d’un des souteneurs de la maison, ou je lui coupais la gorge. Je pensais surtout à ça le soir avant de m’endormir, et je changeais de cible à chaque fois, tous me procurant le même plaisir à l’évocation mentale de leur trépas.
Un soir que La Fouine me montrait son chef-d’œuvre, par association d’idée, je me remémorai ma liste de moyens de nettoyage que j’avais dressée en son temps, car le prochain que j’aurais dû utiliser consistait à écraser un proxénète avec une voiture. Chose, sommes toutes, assez simple à mettre en œuvre dans une rue, mais plus délicate dans un établissement pénitentiaire.
Il y avait quatre mois que j’étais là, et le procès n’était toujours pas à l’ordre du jour, l’enquête continuait, sans que je misse de la bonne volonté à aider les policiers dans leurs recherches, me bornant à répéter que je ne savais rien. Par jeu, et pour m’occuper la cervelle, je me mis à réfléchir à un nouvel assassinat d’un sale type, dont par chance j’en avais quelques exemplaires sous la main. Mais il me fallut résoudre le problème du véhicule.
Plusieurs automobiles pénétraient dans l’enceinte de la prison, les fournisseurs pour les cuisines, le fourgon cellulaire, de temps en temps une ambulance, mais le seul qui y stationnait appartenait au directeur, un homme dans la quarantaine que j’avais vu deux fois, et qui faisait son travail avec sérieux semblait-il, n’ayant jamais entendu de récriminations parmi les détenus plus anciens, ni les gardiens.
La voiture n’était pas facilement accessible quand on séjournait dans nos cellules ou les salles collectives, ni même depuis les cours de détente. Néanmoins je notai que les fenêtres de l’infirmerie donnaient sur la cour où la voiture était en général remisée, et je me promis de voir ça d’un peu plus près. L’occasion m’en fut fournie quand la gravelle chronique dont je souffrais se rappela à mon souvenir. Comme je me tordais de douleur, sous l’emprise de l’urée qui bouchonnait dans l’urètre, on m’emporta à l’infirmerie, où le médecin, appelé d’urgence, me fit quelques piqûres à assommer un cheval, et brancha un appareil à perfusion pour faciliter le drainage.
Quand le lendemain, la douleur eut la gentillesse de refluer, je pus m’intéresser à autre chose qu’à mon moi profond, et je cogitai sur le moyen de passer de cette salle à l’automobile qui séjournait en contrebas. Quelques barreaux rébarbatifs rendaient la chose malaisée, et je me souvins des conseils de La Fouine :
-" tu vois Professeur, pour rentrer quelque part, le meilleur moyen, c’est la porte. »
Bien sur, la porte !
Le médecin rentre bien par quelque part, le directeur aussi.
— Si la voiture est garée là, c’est qu’il y a une porte qui permet de pénétrer dans le bâtiment » me dis-je, tout fier de ma découverte.
De fait il y en avait une, et si les écrans entre elle et moi n’étaient pas négligeables, cette solution me parut plus proche de l’opérationnalité que le sciage des barreaux, méthode un peu mélodramatique, et surtout fatigante à mettre en œuvre.
Je déployai mon charme auprès du médecin qui apprécia d’avoir un auditeur compréhensif, avec lequel il put sans l’effaroucher, utiliser les mots compliqués en usage dans sa profession, et expliquer à cette oreille neuve les projets de réorganisation de la médecine pénitentiaire à laquelle il avait réfléchi. Rien de tel que de faire parler un homme de son métier pour qu’il vous trouve sympathique.
Je bénéficiai dès lors, d’un suivi médical plus attentif que la plupart des détenus, qui me permit de pouvoir me faire admettre à l’infirmerie assez facilement. Je n’abusai pas de cette facilité, mais je fis une répétition un jour, pour vérifier la faisabilité d’une admission à mon heure. Comme le test fut positif, je recalculai de nouveau le mode opératoire pour atteindre la cour. Le médecin, malgré sa sympathie à mon égard, ne se départait pas d’une grande rigueur dans la gestion des ouvertures et fermetures des portes. Aussi, m’appuyant sur la sagesse de La Fouine, je cherchais la deuxième porte.
— « C’est pas croyable comme les gens sont négligents avec les portes de derrière. Trois serrures devant, juste une targette derrière. »
C’était bien vu, et l’infirmerie ne dérogeait pas à cette règle. Pas aussi naïvement que vous ou moi bien sur, mais la différence de précaution était du même ordre.
Dans la salle de soin, il y avait une porte blindée et condamnée, dont je notais qu’une seule serrure assurait le barrage. Comme la prison n’était pas jeune, que la porte semblait fermée depuis très longtemps, on avait repeint par-dessus la feuillure, je me dis que La Fouine pourrait peut-être l’ouvrir.
D’après les repères que j’avais pris, cette porte devait donner dans un couloir qui débouchait dans la cour. Sans doute y aurait-il une grille ou une autre porte blindée. Il faudrait résoudre ce problème aussi.
Mais il me fallait un moyen d’entraîner un des souteneurs dans la cour, et de le disposer de telle sorte que je le puisse écraser avec la voiture. Mon idée était, le coup fait, de remonter me coucher, et de faire l’innocent.
Les détails ne furent pas tous mis au point du premier coup : la gageüre était sérieuse. Mais le projet m’occupa les soirées, car la rêverie avec le couteau plongé dans les ventres m’avait lassé. En revanche, la complexité de l’accident de voiture dans une prison nécessitait un esprit rigoureux et inventif. Il ne me déplaisait pas de penser que j’avais l’un et l’autre. C’était sans doute oublier un peu vite mes déboires récents, cependant, j’accordais au hasard malheureux, beaucoup de responsabilités dans ma situation présente, et je me persuadais, analyse faite, que je tenais encore les fils de mon destin.
Tandis que je me plongeais dans les délices des préparatifs d’une nouvelle mission, bien que je ne crusse pas profondément à sa réelle réalisation, la police et la justice ne perdaient pas leurs temps, et tissaient autour de moi, la toile de témoignages dont la concordance devait fournir un tel lot de présomptions de preuve, que les assises se devraient de conclure en ma culpabilité.
Mon avocat était inquiet, et commençait à se poser des questions à mon endroit, me demandant régulièrement si j’étais vraiment innocent, en m’assurant qu’il défendrait un coupable tout aussi bien. Je confirmais avec constance ma parfaite innocence, trouvant que le mensonge n’était pas grand-chose en comparaison des assassinats que j’avais eu le plaisir de commettre, et que je me montrerais bien bête de ne point en user.
Mais, le temps passant, les mines des policiers eurent l’air de s’allonger, leurs affaires n’évoluant pas de manière univoque dans le sens qu’ils souhaitaient.
Tout d’abord, ils eurent quelques déboires avec la voisine, dont les déclarations sur mon absence la semaine où nous utilisâmes sa piscine pour certain jeu de mains s’étaient avérées fausses, et leur confiance sur l’issue d’un témoignage au tribunal en avait pris un coup. Par ailleurs, si certaines villes avaient reçu une visite de ma part aux dates de certains meurtres, et qu’ils le pouvaient prouver par des relevés de carte bancaire, ce n’était pas le cas pour toutes. De plus, pour nombre de mes voyages les enquêteurs ne pouvaient déceler un lien quelconque avec les meurtres. Au bout du compte, les traitements statistiques s’avérèrent non significatifs. Il est vrai que j’y avais veillé.
On organisa des confrontations avec des témoins, qui tournèrent à mon avantage : on trouvait une vague ressemblance quelquefois, mais l’autre était plus grand, plus gros, plus vieux, plus jeune, et ne portait pas la barbe, et avait des cheveux plus longs, pas de la même couleur, et son regard n’était pas pareil… Bref, je récoltais les dividendes de mon investissement en maquillage.
Le Commissaire Fillaudeau se douta du rasage, et fit faire un portrait sur ordinateur sans la barbe. Les résultats furent plus convaincants, les témoins plus hésitants à ne pas me reconnaître, mais les enquêtes dans mon entourage mirent en lumière le fait qu’on ne m’avait jamais vu sans barbe depuis très longtemps, et qu’en tout cas, ces derniers mois, j’en avais toujours porté une.
D’ailleurs, on se maquille en mettant une fausse barbe, pas l’inverse !
Des spécialistes vinrent me voir, tout une armada de psychologues et d’experts psychiatres, qui utilisèrent plein de mots avec des racines grecques pour annoncer : les uns que j’étais fou avec de fortes chances que je ne le fusse pas, les autres que j’étais sain d’esprit à moins que mon esprit fut gravement dérangé. Les autres convinrent, avec des mots latins en plus des racines grecques, qu’ils ne pouvaient se prononcer.
Un seul affirma un déséquilibre de ma personnalité, s’appuyant sur l’entretien qu’il avait eu avec moi, où il avait noté l’existence de nombreux tics, signes d’une perturbation signifiante. Il est vrai que ce jour-là, ayant attrapé une puce, je me grattais à tout bout de champ, ne supportant pas le suçon de ces bestioles auxquelles ma peau fut toujours allergique.
De mon côté, j’avais, par jeu, prévu une date pour faire un sort à un de la bande des mangeurs de pain de fesse, et le sort tomba sur le 9 mai. Toute la logistique n’était pas encore arrêtée, mais les choses avançaient. Fin Mars, par La Fouine, j’étais en possession d’un passe qui devait s’adapter à la porte de l’infirmerie.
— C’est des charlots, mon pote ! » rigola La Fouine « ça marche aussi pour la porte de l’infirmerie qui donne sur le couloir. »
Il me resterait encore à dénicher un outil pour décoller la porte scellée par la peinture ; un ressort de lit, au pire, ferait l’affaire, je pourrais le prendre sur place au dernier moment.
J’avais écouté les exploits d’un voleur de voiture, et faire démarrer celle du directeur, d’un modèle ordinaire, serait à ma portée. La porte de ce modèle était facilement forçable, on en pouvait tordre le haut en glissant les doigts derrière le montant et dégager un espace suffisant pour atteindre la chevillette.
Un coup sec était recommandé pour forcer le blocage du volant, plus de quatre-vingt pour cent de chance de réussite d’après mon conseiller involontaire, puis on relie les fils sous le tableau de bord, et le tour est joué.
J’imaginai que je proposerais à un proxénète de faire la belle. J’en avais repéré un qui, non content de s’enrichir par les femmes, avait réglé son compte à une vieille dame à l’occasion d’un braquage de banque fort réussi par ailleurs (gros magot pour les complices), et allait purger une vingtaine d’années de prison. Il me sembla susceptible de prêter une oreille à mes propositions.
Forçant ma nature, je fis quelques tentatives de rapprochement qui réussirent, et je lui parlai à mots couverts dans un premier temps, puis plus nettement quand il fut mis en confiance.
— Pourquoi as-tu besoin de moi Professeur, puisque tu as tout prévu ?
— J’ai prévu pour sortir, mais dehors, je n’ai pas de point de chute. Je n’ai plus d’argent, je ne connais personne, j’ai besoin d’une aide pour après l’évasion, et je sais que tu as des contacts, et de l’argent de côté.
— Putain ! tu laisses rien au hasard Professeur !
— J’essaye.
Je lui fis part du plan, de ma clé, et je lui fis croire que j’avais le moyen de sortir de la prison, mais qu’il fallait que je me protège en ne dévoilant pas tout. Il lui faudrait se trouver à l’infirmerie le jour que je lui dirais, et de prévoir notre point de chute après.
Il marcha dans mes combines, sans doute avec l’idée derrière la tête de me laisser en plan une fois évadé, et rien que cette idée aurait justifié que je lui jouasse le tour que j’avais prévu.
La chance me sourit un jour, où je fus appelé à aider un gardien dans la cour pour décharger des livres destinés à la bibliothèque, à laquelle j’apportais mon concours pour la gestion.
La porte du bas n’était pas difficile à forcer. Encore une illustration du bien fondé des préceptes de La Fouine. Les appartements du directeur de la prison donnaient sur cet escalier, et la protection maximum était entre l’escalier et le reste de la prison. Je vérifiais au passage l’envers de la porte oubliée de l’infirmerie, et là encore, tout baignait, rien de ce côté ci, n’entraverait l’ouverture.
Mon projet, commencé comme un dérivatif à l’ennui prenait tellement forme, que je m’y mis sérieusement, et je ne doutai plus que je serais en mesure, le moment venu, à la date fixée par le programme de créations de listes de nombres aléatoires, de faire un sort à la sangsue que se voyait déjà dehors, et qui s’apprêtait à me jouer un tour de cochon.
Écraser un homme, dans une prison, avec une automobile, ce pari impossible, j’allais, moi, le mener à bien.
Le quatre mai, La Fouine fut libérée, ayant accompli son année sabbatique. Il reviendrait sans doute bientôt, il n’était pas assez malin pour s’en tirer longtemps. Il me confia, comme un cadeau, sa voiture miniature, une Delage en chêne, avec des phares amovibles, et me légua, et ça c’était un vrai cadeau, sa lame, dont je constatai qu’elle était effilée comme un rasoir. Il me montra comment fonctionnait sa cachette astucieuse sous son lit. Pour en bénéficier, après qu’il fut parti, non sans quelques effusions d’une sensibilité un peu ridicule, je m’installai à sa place, laissant mon ancien lit au futur colocataire, qui s’avéra briller par son absence, à ma grande satisfaction : un peu d’intimité sied à l’être humain.
J’avais encore à résoudre le problème de mon alibi dans l’infirmerie pour le lendemain du crime, et je cherchais une solution du côté de la médecine, puisque je ne pouvais pas être à l’infirmerie pour faire un sort définitif à autrui, et ne pas y être. Un rasage de barbe ne serait pas suffisant cette fois-ci.
Le sept mai au soir, le Commissaire Fillaudeau me déchargea de ce souci.
On me fit appeler au parloir où je me rendis quelque peu surpris, mon avocat étant en villégiature pour plusieurs jours. Mais c’était le commissaire, ce qui me surprit plus fortement.
-" Que me vaut le plaisir de votre visite, Commissaire ? Vous êtes bien loin de votre juridiction.
— J’ai tenu à vous annoncer moi-même la nouvelle… le juge renonce à vous poursuivre ».
De fait, il allait conclure à un non-lieu, ne pouvant construire une accusation qui puisse résister à un avocat en assises, les éléments étant par trop ténus.
Le commissaire lui-même devait reconnaître qu’il n’était plus du tout sûr de ma culpabilité.
— Voila comment, sur une construction hypothétique, un innocent aura été incarcéré sept mois.
— Je vous prie de m’excuser, mais la probabilité de votre culpabilité était tellement forte » dit-il, faisant amende honorable.
— Méditez cette phrase de Sherlock Holmes : quand le probable s’est avéré faux, alors c’est l’improbable qui est la vérité.
Il dut en convenir.
Bon prince, je l’absous de ces fautes : il valait mieux le dissuader de creuser plus avant, car rien ne m’assurait qu’une erreur ne se fut glissée quelque part, et qu’une recherche opiniâtre ne la saurait dévoiler.
Je serais libéré le surlendemain, car le 8 mai, jour férié, il n’y aurait semblait-il, pas de levée d’écrou.
Je ne pourrais pas, en fin de compte éliminer ce proxénète-là. Tant pis ! Ce n’était qu’un à-valoir pour un de ses confrères. Je n’en étais pas plus mécontent que cela, n’ayant pas totalement réglé les détails, et le plaisir de sortir compensait largement le regret de ne pas mener à bien un projet qui s’approchait de son terme.
***
Le proxénète dont j’envisageais suffisamment le trépas pour mettre au point quelques moyens pratiques d’arriver à mes fins le 9 mai, était sur mon conseil, depuis la veille à l’infirmerie, à la suite d’apparentes douleurs gastriques violentes. Ma foi, qu’il y mijote ! Dans deux jours c’est la liberté, je n’allais pas la gâcher en risquant de me faire prendre.
D’autant que le bruit de ma libération ayant couru dans la maison, je n’eus pu faire croire à la fable d’une évasion, alors que je devais quitter la maison par la porte le lendemain avec les excuses du directeur.
Par grâce exceptionnelle, le directeur en question, qui m’avait reçu après la visite du commissaire Fillaudeau, me laissa seul dans ma cellule, reportant au surlendemain, après mon départ, l’octroi de la couchette qu’avait occupé La Fouine. Je lui sus gré de cette attention, et passai une bonne nuit, dans l’intimité préservée.
La journée du 8 mai, fut la plus agréable de tout mon séjour, car les gardiens furent attentionnés envers un innocent, et les autres détenus furent contents pour moi. Mais tout à la fois, ce fut la pire, ne tenant plus en place, l’attente de ma libération me rendant fébrile, croyant même par moments que tout le monde l’était aussi, ressentant comme une électricité dans l’air, que je m’attribuai en me morigénant.
Dans le courant de la journée, l’ambiance se gâta : au réfectoire, au cours de la promenade, on commença à m’éviter, comme si je ne faisais déjà plus partie du même monde ; mais comme je me sentais différent, je fus plutôt heureux de ce début de quarantaine.
Le dernier soir vint, mais j’étais si énervé, que je n’arrivais pas à m’endormir. La prison avait depuis longtemps pris sa respiration nocturne que je ne dormais pas encore, me retournant sur ma couche, ne trouvant pas de position qui m’aille.
Et ce fut peut être ce qui me sauva la vie.
Dans le silence particulièrement dense où l’on eut cru que pas un chat ne souffrait d’insomnie ce soir-là, j’entendis soudain un grincement. Une clef tournait dans la serrure : et la porte s’entrebâilla ! Les gardiens ne s’amusaient pas à ça la nuit.
De fait, une tête qu’on n’eut su attribuer à un cerbère, avança prudemment. Je fis semblant de dormir. Un chuchotement entre deux personnes dont je ne perçus pas la teneur, glissa jusqu’à mes oreilles. Je les dressai comme un chien à l’affût, mais je me tins coi, feignant de dormir.
Je ne pus maintenir cette attitude bien longtemps, car deux mains s’étaient posées sur ma gorge, et serraient avec suffisamment de puissance pour me faire passer le goût du pain, si je m’obstinais dans une telle réserve.
Aussi, je n’insistai pas. Ouvrant les yeux, je poussai un cri terrible. Mais une pression sur le larynx, pour peu qu’elle soit appliquée avec une certaine intensité est efficace pour diminuer la force d’un cri. Le mien fut si faible que, si d’aventure il se fut trouvé un piégeur de sons pour tenter de l’enregistrer, on l’eut inscrit au livre des records, dans la catégorie des infiniment petits.
Rompant avec une défense verbale dont je vis bien en un court laps qu’elle ne suffirait pas, je me débattis avec virulence. Peine perdue ! l’intrus tenait à ma gorge avec compétence et dynamisme. Comme je n’étais pas là pour recruter un étrangleur, je ne m’attardai pas sur ses mérites, et mis en place une stratégie de défense dont les louanges ne sont plus à faire : le fort contre le faible, comme mes maîtres d’armes me l’avaient enseigné depuis mon jeune âge.
Je joignis les mains comme pour une prière, je les insérai comme un coin entre ses bras, et je levai les miens. Ce fut efficace, car aucun poignet ne résiste à des épaules : il me lâcha.
Profitant d’une respiration et d’une liberté retrouvées, je pliai mes jambes, ramenai les genoux sur ma poitrine, et je décochai le coup de pied de l’âne dans le thorax de mon visiteur importun.
Le coup, pour lequel je n’avais pas lésiné, l’envoya dinguer à l’autre bout de la pièce. Mais comme elle n’était pas bien grande, il revint tandis que je me mettais debout. Il me sonna à moitié d’un coup de poing, m’envoyant au tapis. Je roulai par terre. Le fair-play n’étant pas son fort, il ne compta pas les dix coups avant de recommencer, et un coup de pied dans le ventre me rendit la monnaie de ma pièce.
C’était Aimé Renard, le frère du mort de Perpignan.
Probablement qu’il n’appréciait guère ma libération prochaine, et tenant sans doute à me régler mon compte tant qu’il m’avait sous la main, il profitait de ma dernière nuit pour me procurer une cellule plus restreinte encore que celle où nous débattions de mon avenir avec des arguments violents.
Fébrilement, tandis que les coups pleuvaient, profitant de gésir à même le sol, je cherchai à tâtons le couteau de La Fouine dans sa cachette. Il m’échappa, mais mes doigts se refermèrent sur le bloc de chêne dans lequel mon ancien compagnon avait réalisé son œuvre.
Comme Aimé Renard se penchait pour me refaire un collier de ses mains à concurrencer les étaux, je lui abattis violemment ma massue improvisée sur la tempe. Il fut sonné à son tour, et tenant à faire montre d’autant d’attentions que lui à mon égard, je redoublai plusieurs fois la manœuvre, le laissant sur le carreau d’où il ne se relèverait plus.
Le contre coup me laissa tremblant sur mes jambes, frissonnant, moulu, prêt à vomir. Je regardai ma montre : minuit six. On était le 9 mai, et je tenais à la main une voiture avec laquelle j’avais écrasé la tête d’un proxénète.
Je ne pus, malgré la précarité de ma situation et les ennuis qui n’allaient pas manquer de s’ensuivre, m’empêcher de sourire de cette blague du sort, me faisant réaliser malgré moi cet assassinat que j’avais décidé d’abandonner.
Un murmure dans le couloir me sortit de ma songerie fugace, et de l’hébétude post opératoire.
-"…tu l’as eu ?
Il y avait un acolyte. Comme je ne répondais pas à ses questions pressantes, il vint aux nouvelles. C’était mon ex futur compagnon d’évasion. Il poussa la porte, et entra menaçant.
— Nom de Dieu ! tu l’as eu », fit-il, incrédule, « je vais te faire la peau pour lui et pour mon pote Hervé Lapouyade.
C’était le bouquet ! un truand revanchard, qui me ramenait à ma première exécution….
Il n’avait jamais marché dans mon affaire d’évasion, voila pourquoi il s’était laissé si facilement convaincre. Ça confirmait le bien fondé moral de mon plan, à défaut de sa qualité, j’aurais eu raison de l’éliminer, puisque c’est ce qu’il envisageait à mon égard.
Pour le moment, il continuait fortement à l’envisager, et d’un coup violent m’envoya de nouveau au tapis. Il ne rigolait pas, et le prenant au sérieux, je cherchai dans la cachette à attraper le couteau qui m’y attendait. J’eus la main heureuse. Me redressant, je me mis en garde, tenant mon couteau comme un fleuret moucheté, ce qui lui parut un peu amateur, car enhardi par mon inexpérience apparente, il s’avança confiant.
Trop près.
Et je lui fis le même coup qu’à son copain Lapouyade, je tendis le bras, me fendis comme aux beaux soirs de ma jeunesse, et lui fichais une bonne douzaine de centimètres d’acier dans la gorge, que j’avais visée.
Il ne s’en remit pas.
Mais j’avais deux cadavres sur les bras, et si je tenais à être libéré le lendemain, il fallait bien que je fasse un peu de place dans ma cellule. Prudemment, je coulai un regard dehors, où un silence inhabituel règnait. Le jour férié avait réduit au minimum le nombre de gardiens, aucun n’était à cet étage. Les détenus savaient sans doute que quelque chose était prévu et, par prudence ou par soumission à une règle de la maison, devenaient muets pour pouvoir être sourds et aveugles le lendemain pour les interrogatoires.
Je ne pris pas le temps, dans l’instant, de m’interroger sur la facilité avec laquelle des prisonniers avaient pu se déplacer dans une prison en pleine nuit, ouvrir une cellule, et tenter d’assassiner un de leurs congénères.
Pour l’heure, il urgeait de profiter de cette torpeur et ce relâchement de la surveillance, pour me débarrasser de mes deux encombrants compagnons.
Prenant l’égorgé, qui avait peu saigné, la lame demeurant fichée dans la plaie faisant office de bouchon, je le transportais jusqu’à l’infirmerie qui était peu distante de ma cellule, particularité dont j’avais tenu compte jadis pour le plan que j’avais concocté.
Je fis de même avec le corps d’Aimé Renard.
Et comme j’ai une âme d’artiste, j’arrangeai le tableau en nature morte pour une fois bien nommée. Ils eurent l’air de s’être entre-tués, l’un, dans un sursaut, réussissant à planter une lame dans la gorge de son adversaire avant de succomber aux coups qu’il avait reçus au préalable, par l’autre assénés.
Je pris soin de marquer de leurs empreintes respectives les armes que je leur attribuai, et de mettre un peu du sang de leur partenaire sur chacun d’eux.
Fouillant le compère d’Hervé Lapouyade, je trouvai une clé de la porte de l’infirmerie, qui venait du même fabricant que la mienne, du moins si j’en croyais la facture particulière des ateliers nationaux un peu particuliers qui m’avaient fourni naguère. Je la laissai dans sa poche avec ses empreintes, et sortis de la pièce en la fermant à clé avec la mienne.
Les enquêteurs auraient ainsi une nouvelle version du mystère de la chambre close.
Ce ne fut qu’en regagnant ma cellule, que je m’avisai de l’étrangeté de l’absence d’autres malades dans l’infirmerie. Le plan que j’avais concocté faisait preuve, rétrospectivement, de beaucoup de faiblesses, et je me dis que la prison m’avait ramolli, car les erreurs étaient grossières, et ne me faisaient pas honneur. Une grande partie de la réalité du monde m’avait échappée, et mes théories ne s’étaient pas adaptées à sa complexité.
Ah, qu’il est dur d’être un homme de raison, quand la raison vous dit qu’il est illusoire de croire en elle !
Bien sûr, je ne fus pas libéré le lendemain. Les levées d’écrou furent toutes annulées pour une période indéterminée, le temps que l’enquête aboutisse.
Mais elle n’aboutit pas jusqu’à moi.
Pourtant je m’inquiétais de détails, comme le fait que ma porte ne fut point fermée à clé le matin ou comme de traces éventuelles de sang sur le sol de ma cellule que j’avais nettoyée avec une since de fortune, mais rien ne transpira, comme si les complicités dont avaient bénéficié les deux proxénètes devenaient, par l’obligation de silence, ma meilleure protection.
Au bout d’un mois, je fus définitivement mis hors de cause, l’enquête concluant à une bagarre réciproquement mortelle entre les deux protagonistes, et on me libéra.
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Rentré à La Rochelle depuis deux jours maintenant, je me paye un restaurant de première classe. Puis je m’installe à la terrasse d’un café, avec vue sur la mer, pour profiter du soleil retrouvé.
— Puis-je m’asseoir » dit une voix connue.
Je lève la tête vers le Commissaire Fillaudeau, et acquiesce bien volontiers. Il commande un café.
— Savez-vous qu’on m’a pris pour un imbécile, à propos de votre affaire.
— Tout le monde peut se tromper », dis-je à mon tour, sans préciser si l’erreur était la sienne, ou celle de ses détracteurs.
— Sans doute, sans doute… et on m’a prié de m’occuper de mes affaires provinciales après les problèmes de la prison, alors, maintenant, je fais comme vous, je profite du bord de mer. »
Nous restons sans parler un moment, comme deux vieux amis, à contempler les vols des goélands et le mouvement reposant des vagues.
— Pourquoi deux meurtres », fait-il comme pour lui-même,« je ne me l’explique pas. »
Je ne vais pas lui fournir la réponse, quand même ! Comment avouer qu’on s’est en réalité complètement trompé, que tout est allé de travers, et qu’on ne doit son salut qu’à des fonctionnements qu’on n’a pas compris ?
— Vous savez – dit-il en se levant – j’ai fait le calcul : Orléans, cent kilomètres de Paris, puis six cents à vol d’oiseau en prolongement, et six cents en retour par réflexion après avoir atteint la côte, cela nous fait 1300 kilomètres, soit 100 multiplié par 13. Et 13, le huitième élément de la suite de Fibonacci, ça porte bonheur ou malheur, selon les gens. »
Et il me laisse là, tandis que je réfléchis.
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